Chant V : Aux Puissants
O Namtar ! Fléau pour les êtres humains
Dont le corps est tel qu’un antique cadavre !
Et tu as les yeux impensables d’un dieu !
Avec toi, lui marche en-dessous de la Terre ;
Il se sait défunt. Et sa vue n’aura plus
Où trouver d’éclat qui lui soit rassurant,
Même quand, lointaine, une triste lueur
fait ciller ses yeux : capitale infinie,
Cernée de sept murs et sans ordre bâtie,
C’est la Ville où vont les défunts, Irkalla,
Où le feu ne chauffe et n’éclaire point tant
Que l’œil l’aimerait ; et devant l’horizon,
Le soleil descend pour la nuit parcourir
Les Enfers vers l’est et gagner son essor.
Son éclat n’est plus en ces lieux altérés
Que celui, diffus, d’une étoile chétive,
Occulté de nues qu’il éclaire un instant
Au fil de sa chute. A ce feu, lui arrive
A la Ville. Il porte à son front sa couronne,
Une hache aux reins, et en main tient un sceptre
Ainsi qu’un poème en la terre imprimé.
Le voici bientôt à la porte arrêté –
De sept la première. Au portier d’un tel lieu
L'âpre dieu adresse un salut en ces mots –
D’occident, d’orient sa voix grave surgit :
« O Nedu ! Contemple arrivé devant toi
Le puissant Alexandre ! » Et tous deux en rient
Et Nedu entrouvre un battant pour ceux-là.
Puis il dit : « Vaine âme, abandonne à ma porte
Un des biens de prix avec toi qui tomba.
Que tu sois ou non conciliant, comme tous
Ainsi tu feras. » Alexandre interroge :
« A quoi bon céder ce qui vint comme mien ? »
Et Nedu répond : « Ne questionne jamais
Rituels et lois qui ont cours aux Enfers. »
Alexandre cède ; on lui prend le parfum
Qui rendait son être envoûtant et trompeur.
Il parvient ensuite à la porte deuxième
Et remet son sceptre avec quoi il régna
Et de porte en porte abandonne tout bien :
En troisième l’arme à laquelle il conquit ;
Il dépose en quart la tablette où son cœur
Dévoilé se livre en poème insensé.
En cinquième il rend sa couronne cornue.
En sixième on prend son habit coloré,
Echangé sitôt pour de pauvres haillons.
Il ne reste plus à son bras qu’un anneau
D’un cristal serti, cornaline écarlate
Où le jour mima un coeur chaud et vivant.
Contemplant la porte où serait de son bras
Cet ouvrage bel à jamais arraché,
Alexandre choit et gémit ; il s’écrie :
« Oh Nedu ! N’as-tu assez pris ? Aie pitié !
Permets-moi, Seigneur, de garder ce bijou !
Mon épouse aimée lors d’un soir amoureux
Me l’offrit ! Seigneur, laisse-moi pour toujours
Susciter un seul chaleureux souvenir
Si ce n’est l’amour ! » A ces mots resté froid,
Lui répond Nedu : « Penses-tu de tes pleurs
Attendrir un dieu des Enfers qui ne sait
En son cœur ancien qu’une sainte mission ?
Je te laisse seul, et sans doute est-ce trop,
Ce de quoi n’est nul séparé : ton orgueil. »
Il se tait et prend là-dessus le bijou.
Il relève l’âme et la mène en l'enceinte.
Une fois la porte après eux refermée
S’avance Namtar, familier des Enfers.
Alexandre coule alentour ses regards
Et ne voit partout qu’une foule sans feu.
Vêtements ni traits ne distinguent ces gens.
Certains vont errant mais beaucoup sont assis
Et les pas sont lents, et les chefs tenus bas.
Ni rumeur ni voix n’enjoueraient la Cité.
Silencieux au loin va toujours le Vizir
Qu’Alexandre suit à l’espoir de trouver
Un palais peut-être où user des sanglots
Dont déjà tout mort à son heure a tremblé.
Chaque pas lui semble un labeur quand aucun
Sur le sol ne laisse une empreinte. Souillant
Les façades crues, la poussière s’étend ;
Embrasures, seuils et pavés à jamais
En seront salis car il manque la force
A qui veut tenir aux Enfers sa maison –
Sa maison sans porte ; en ses pièces nul meuble ;
Un cellier s’y trouve ; il est vide ; en ses murs
N’est de jour : le feu d’une torche au-dehors
Fait ramper chez soi des mystères obscurs.
Le Vizir s’arrête ; il se tourne et sur l’âme
Il impose un œil qui en pèse un millier :
« Où je vais, dit-il, argumentent des dieux
En Conseil unis. Attends-tu de pouvoir
Pénétrer sans mal un endroit si sacré ? »
L’homme ainsi répond : « O Divin renommé,
Puissant Dieu, quand même il est vrai que ce Temple
Aux esprits est clos, chez nos prêtres savants
Il est mot, d’après la parole des dieux,
Qu’il reçoit les morts tourmentés d’un conflit,
Pour soumettre aux ouïes de sept juges divins
Les raisons et torts de leurs âmes froissées.
Permets-moi, Seigneur, de trouver dans ces rues
Ceux de qui je pris, hier encore ou jadis,
Les espoirs, les vies. Sois témoin : ma présence
En ces lieux agit, le silence troublé.
Mon Seigneur, alors vers le Temple Infernal
Conduis-moi, au nom du silence des morts. »
De ces mots ayant intrigué le divin,
Alexandre va. Par quartiers et par rues,
Longuement il marche au-devant du Vizir.
Mais il cherche et trouve en errant sept démons.
Ils ont corps humains mais visages et crocs
De serpents, de chiens et de fauves encore ;
Ont des mains griffues quand des serres d’oiseaux
Leur font lieu de pieds. Ils s’esclaffent et crient ;
Les voici tous sept à frapper et griffer
Un esprit par jeu. Leur orgueil est bien loin
D’avoir crû au sein du mérite admirable :
Ils se vantent fort d’être seuls à pouvoir
Au désir quitter et gagner Irkalla
Quand humains et dieux qui n’y vivent déjà
A ses lois se plient. A la voix d’un défunt,
Un démon n’écoute ; aussi parle Namtar :
« Dites-moi si l’un parmi vous peut trouver
Un mort chu aux coups d’Alexandre l’impie. »
« Quoi savoir de bon, lui répond un démon,
D’étrangers chez nous qui s’échouent sans excuse ? »
Ainsi parle et fuit un subit mouvement
Du divin fâché ; en à peine un instant,
De ces sept démons tous s’égaillent soudain.
Il ne reste là qu’un esprit dont les pleurs
Secouent la substance ; oui, il souffre et pourtant
A travers ses plaies, nulle humeur ne paraît.
Alexandre hésite ; il questionne : « Ame, ouïs-tu ? »
Or l’esprit se lève avec peine ; il soupire
Et se tait ; chancelle et répond : « Je ne dois
Qu’à ce dieu de fuir les démons, pas à toi.
Mais cet être amer me prit trop pour qu’il pense
En sa dette avoir ma conscience. » Il a dit
Et Namtar : « Réponds ! Tu ne nies, tu sais donc ! »
Au chthonien zéphyr de sa voix, effeuillé
L’esprit ploie ; il dit à genoux : « Je l’avoue !
Je passai tantôt par un lieu où des morts
Vont en chœur maudire un seul nom : Alexandre ! »
A Namtar il rend ses hommages puis va ;
Il conduit son pair. Meurtrissant la Cité,
Une place bée sous d’informes contours ;
Une foule est là qui partage une plainte.
Entre tous, un homme aperçoit Alexandre.
« Insolite vue ! s’écrie-t-il. Il nous vient,
Insultant nos pleurs mais nous montre du moins
Que sortit un fruit de nos morts, après tout !
Le tyran n’est plus ! Les vivants peuvent vivre
Et les morts tiendront leur vengeance ! » Et la foule
En un sac immense unifié d’un élan
Sur le roi honni vient échouer ses fureurs.
Or avant qu’un poing ne rencontre son but,
De Namtar la voix en rampant se déverse ;
Il leur dit : « Cessez ! » et tout geste suspend.
Puis il dit : « Venez. » et chacun le rejoint.
Et le dieu conduit ce docile troupeau.
Fort longtemps leurs pieds persécutent le sol
Tant la Ville Vaine est sous Terre étendue.
Or bientôt le Temple opulent leur paraît,
Ziggurat altière élevée sans rivale.
On en voit déjà le sommet orgueilleux,
Sur les toits, depuis cette orbite étendue
Où l’on est du centre et des murs de la Ville
A même distance ; en raison de cela
Ces défunts devant ont autant de chemin
Qu’ils en ont laissé derrière eux ; et leur pas
Ne peut pas faiblir. Le soleil a cerné
L’univers un nombre impossible de fois,
Illustrant son cours sous la nuit des Enfers
D’une nuit de peu moins obscure. Arrivé,
Un pied las met-on sur la marche première
Et toujours plus las, on se hisse, épuisé,
Or poussé d’un sort qu’on devine absolu.
Quand l’effort au plan d’un palier peut cesser,
Il n’est point de souffle à remettre en son sein.
D’aliments n’est rien dont on puisse assouvir
Le terrible manque et de bière ni d’eau
Ne peut-on calmer le désir consumant.
Saluant Namtar, sont deux dieux qu’en faction
Mirent là les sorts ; ils s’inclinent très bas ;
Ils ne tremblent pas seulement de l’effort
Lorsqu’ils poussent l’huis avec peine et sueur ;
Le noir bronze crie ; il leur cède et pivote ;
Il faut bien deux dieux au travail pour cela.
L’un d’entre eux, d’un zèle inspiré par la peur,
Va devant Namtar par les larges couloirs.
Il parvient devant cette Reine sans fard,
Triste Ereshkigal qu’en son trône retient
Un deuil sans contours : elle pleure son fils
Que la mort ravit et pourtant ne daigna
Aux Enfers jeter où sa mère eut connu
Sa figure encore. Elle pleure sur lui
Les vivants en deuil et leurs morts pétrifiés,
Car parmi les dieux que la mort n’atteignit,
Elle seule sait les tourments du destin.
Devant elle, en foule, officient les agents
Des enfers, démons et divins mélangés.
« Terne Reine, dit le portier, gloire à Toi !
Ton Vizir revient te servir. Il conduit
Une troupe ici, sans ardeurs et sans voix. »
A ces mots la reine a levé son visage,
Elle parle ainsi, moins audible qu’un mort :
« Mon unique égal, imposé par le sort –
Mon égal en force, en sagesse, et mon ombre
En pitié, en cœur, pour cela détesté,
Pour autant précieux, confident des sanglots
Qu’émet ma poitrine ! O Namtar, réponds-moi :
Qu’est cela qui vaut d’assembler maintenant
Les Anunnaki ? Que réclament les morts ? »
Séparant ses dents, le Vizir lui répond :
« Mieux que nul les fous te diront leurs raisons. »
Or voici qu’avance au-devant de la reine,
Esseulée, une âme agrandie de splendeur ;
Alexandre dit : « O Déesse estimée,
Dame Ereshkigal, si tu veux écouter,
Le repos troublé des esprits impuissants
Est sans doute nul d’importance en regard
De ce vœu qu’enfin j’aimerais te soumettre. »
Il s’exprime ainsi ; sur un signe il poursuit :
« Il y eut ces rois de Sumer, souverains
Aux destins qu’envient justement les mortels.
Etana qui fut le treizième des rois
A trôner après le Déluge fatal ;
Après lui, le fort Gilgamesh, plus fameux.
Je les sais ici qui gouvernent les morts,
En tous points pareils à leurs dieux immortels.
Ils cherchaient en vain, comme tous, le moyen
De garder la vie adorée dans leurs corps,
Pour cela sans fin, sans repos remuant
Du cosmos la trame et la chaîne, et son ordre,
Approchant de près les secrets du divin ;
En présent, ceux-là leur offrirent non pas
L’éternelle vie aux dieux seuls réservée
Mais la tâche aisée de régner aux Enfers,
Pour toujours plus vifs que ne sont les vivants.
De ces faits j’ai science assurée ; moi mortel,
Je réclame enfin d’obtenir cet honneur,
Transcendés en dieux dont ils jouissent toujours.
N’ai-je point soumis les cités des humains ?
N’ai-je point conquis les nations, l’horizon ?
N’ai-je point déchu de nombreux gouverneurs,
Des barbares sots, des rebelles à moi ?
N’ai-je point porté la couronne des dieux ?
Il n’est rien de moindre en ma geste, qu’aux leurs
Mes exploits, mes faits ont en gloire égalée. »
En ce point se tait. La Déesse répond :
« En tes jours, nul dieu ne dit rien qui eut pu
Changer ton destin. Ta nature à présent
Sans retour muée, n’est pour toi nul espoir. »
Le silence suit. Vainement Alexandre
Attend quelque mot ; il retient son courage
Et conquiert le vouloir de dire ceci :
« Comme Ishtar le fit, j’usurperai ton trône ! »
Et la reine : « Alors tu mourrais comme un dieu,
Et les dieux ne sont qu’ornement du néant. »
Et le spectre dit : « N’est-il pas un moyen
De trouver ici l’illusion d’une vie ?
Non, vraiment la mort n’est pas plus que néant !
Vanité des jours ! Car les peines vécues
Ne vaudront à nul, hors des pleurs éternels,
Récompense ou prix mesurés à son cœur ! »
A ses mots troublés, cette reine répond :
« C’est qu’ici venue, de pouvoir, sensation
Et sagesse une âme à jamais est privée.
Non, s’instruire, agir, privilèges vivants,
Ne sont pas le lot de l’esprit aux Enfers.
Sa nature ici le réduit au savoir
Qu’il acquit durant sa vivante expérience.
Entends donc : la vie dont t’accable l’espoir
Ne sera jamais. Tu n’auras de faveur.
Défunt roi, ce sort est cruel ; entre tous,
On te dit cruel plus encore. Qu’as-tu,
A ceux-là qui t’ont dans la mort annoncé,
Dans la vie qu’as-tu concédé qui fût bon ?
Qui d’entre eux vivant eut œuvré grandement ?
Quels hasards as-tu sous ta lance empêché ?
Or toi seul saura ce que peut le renom,
Ce par quoi, plus ferme et moins vif qu’un reflet,
Sous le ciel tu vis, insensible mais su ;
La conscience n’est rien de plus que cela :
Une science aigüe de l’image qu’on offre
Au savoir de l’autre, à ses sens abusés.
Tu oses ainsi me parler ! Tu ne sais
Ce que sont les vœux que renferme mon cœur.
J’aimerais pouvoir arrêter le Soleil –
Impossible tâche, aucun signe ne sort
D'Irkalla – confier à son ouïe un message,
A l’espoir qu’à l’heure où de terre il surgit,
Il le porte au monde ! Et alors je dirais :
‘Je t’en prie, ô peuple, annihile tes rois,
Et ceci avant qu’ils ne puissent te perdre
A leurs mots, au son de promesses te lier !
Leurs projets, des tiens, ne diffèrent en rien.
Dans leurs mains pourtant ils deviennent toujours
Idioties, car oui, devenus absolus,
Bénéfices vains, ambitions détachées
D’un natal usage et la fin pour laquelle
Ils iront sans honte asservir leurs prochains :
Etre humain pensant, multitude sensible.
A quoi bon nourrir la conscience en l’humain
Si l’on peut toujours le traiter comme moins
Qu’un moyen grossier ? N’est-il pas évident
Que si la conscience est de soi la vision,
Elle est donc surtout connaissance de l’autre
En qui seulement se dessine le soi,
Comme n’est abeille une abeille sans fleur ?
Pour ce, nul ne peut tourmenter un vivant :
Ce serait, pour soi, nier le droit d’être libre ;
Et de même nul n’a le droit d’abréger
L’expérience unique : il faudrait se dénier
Jusqu’au droit d’avoir à la vie existé.’ »
Elle dit et tous, là-dessus, congédie.
On conduit dehors les esprits indignés.
L’un à l’autre on joint les énormes battants ;
Un dernier regard sur les portes polies
A chacun l’apprend : les Enfers se sont tus.
Alexandre va ; il descend par les rues.
Le deuil l’a saisi pour sa vie disparue.
© Cédric Logue-Martin, 2021.