Chant VII : Aux Humbles
Paurava se tut et ce captif altier
Repartit trouver la paix de ses quartiers.
Tout le jour passa sans qu’une ondulation
N’agitât la tente. Or quand sur les nations
S’étendit la nuit, le pavillon s’ouvrit ;
Frissonnant, voûté, Alexandre en sortit
Et Héphaïstion le soutint du regard
Ne l'ayant jamais surpris aussi hagard.
Privé d’approcher sur un signe sévère,
Il voit Alexandre aller trouver l’austère
Environnement que, douleurs et plaisirs
Tenus en respect, l’ascète part choisir :
Sous la canopée, il va seul sur la berge.
Assis sur la terre où tout destin converge,
Il pèse en son cœur, médite toute chose
Et peu lui échappe en son but ou sa cause.
Il disait : « Hélas ! Où s'abattait mon ire ?
Et désormais suis-je un sujet à haïr ?
Que restera-t-il de moi dans un récit
Qui sur mes erreurs ne se fait point concis ?
J’aurais cru trouver au moins divertissant
Un conte sur moi, comme un jeu innocent,
Croyais en cela trouver mieux que l’histoire
A mes yeux tendue comme un cruel miroir
Trop désenchanté, où tels qu’ils sont vraiment
Je vois tous mes traits dépourvus d’agréments !
Ce n’est pas ici le plus rude en l’épreuve ;
Il est certes dur de se voir d’une neuve
Et juste vision ; je peux le supporter.
Le plus difficile encore est d’accepter
Que, déjà ma geste écrite en toutes parts,
Jamais aux meilleurs ce livre on ne compare...
Et sa conclusion, entre tout exigeante,
Est seule en ma main, qui s’avère impotente.
Alors que faire ? Et quoi donner aux destins
Qui de leur côté tissent de l’Incertain,
Encore divers de mon œuvre accomplie,
Fables imprévues qui vivent en esprit ?
Faut-il approcher de la mort pour changer
L’ambition coriace ? Il n’est rien sans danger,
Pourquoi redouter la honte méritée ?
S’il reste le temps d’encore méditer,
C’est là qu’il me faut essayer ma conscience,
Où cette archaïque et vaine résistance
A pris sa racine, en un sol pétrifié
Qu’il faut remplacer d’un terreau dulcifié. »
Or la nuit passait sur les noirs horizons
Comme au jour se rend toute saine raison.
La forêt veillait comme dort le dormeur :
Il semble saisi d’une obscure torpeur
Quand dans le secret opaque de son cœur
Adviennent cent faits d’éclat et de noirceur.
Les bancs de poissons du fleuve ressemblaient
Aux beaux ornements d’un merveilleux palais
D’éclatant corail, de perles, de diamants,
Et dans ces rayons tombés du firmament
Lumineux trésor. Sans crainte ils côtoyaient
Des serpents mortels dont les frères ployaient
L’herbe de la berge et les feuilles du bois.
Les oiseaux chanteurs tenaient scellées leurs voix,
Les grues et les paons dont le jour s’égayait
Cachaient leur beauté tandis qu’ils sommeillaient.
De même les fleurs enfermaient leur merveille
Au deuil des baisers de la volage abeille ;
Et du ciel tombaient de pesantes nuées
Sur les frondaisons courbées et remuées
D’où pleuvait, nombreux, des pétales de fleurs ;
Aucun n’eut touché le souverain songeur.
Au ciel parut l’aube. Alexandre partit
Pour son campement. Sous le jour, il le vit :
C’était comme l’est toute ville sur Terre
Un amas confus, intenable, éphémère.
Il perçut d’abord les robustes chevaux,
Les armes privées de leurs sanglants travaux.
Toute la fierté des combattants lassés
Avait déserté le geste et la pensée.
Homme, femme erraient, marchaient sans enthousiasme,
Engoncé chacun dans un propre marasme.
On eut cru la nuit elle-même une fraude
En ces lieux où l’or, la nacre, l’émeraude
Illustraient d’accord les membres de leurs feux ;
Pourtant, nulle part de rires ni de jeux.
On avait voulu fraîchi par des étangs
L’endroit où monter ce formidable camp ;
La splendeur teintée des bannières faisait
Un écho brillant au lotus où pesait
L’abeille enivrée de nectar et d’arôme ;
Et les eaux riaient de ce matinal dôme
Où, seul, un nuage était voile diaphane.
En-dessous, l’oiseau, pour la fleur et la liane,
Et ce sans connaître un mode musical,
Chantait sans faillir, virtuose ancestral !
Il demeure inouï qu’au moyen de technique
On eût imité cette douce musique ;
Au son du vīnā l’on avait festoyé
Pourtant quand les cœurs étaient à la veillée.
Observant sans fin son campement, contrit,
Alexandre en chœur avec son cœur s’écrie :
« Mettant les attraits de la paix dans la guerre,
On croyait porter la paix avec la guerre ! » –
Entendu de nul. Il eut vite ordonné
Qu’immédiatement l’alarme fût sonnée ;
Chacun se vêtit à cet inquiet réveil
Et l’on s’assembla pour un nouveau conseil.
Alexandre dit ces quelques mots cléments
Sur l’air silencieux de ce grave moment :
« Hommes estimés et femmes révérées,
Vos paroles d’hier se trouvent avérées.
Si cela me peine et m’est un grand tourment,
Je sais que vous tous parlâtes justement.
Un rêve naïf point assez partagé
M’a depuis toujours sans tenue engagé
A ma moindre action, ma plus grande prouesse ;
Imaginez-donc, comprenez ma détresse
A le voir mourir. Dans mon cœur la beauté
De ce genre humain d’où l’on eut tout ôté
Parmi les conflits qui déchirent ses flancs,
Et pourtant toujours investie des élans
Qui la font, je crois, admirable et diverse,
Avait bien valu que l’on unît la Perse
Avec l’Inde vaste et le reste du monde –
Un rêve perdu ; l’opposition abonde :
Une idée contient sa raison d’exister
Et cela qui met en droit d’y résister.
Nos langues pourtant, il me faut l’affirmer,
Parlées chez les miens et chez tout étranger,
Ne me semblent pas autant de divisions
Que de vieux dessins et d’immenses visions
De ce qu’un mortel avec un sol partage,
Avec les denrées – non le moindre avantage –
Et tous les outils qu’il en tire sans blâme,
Et l’inspiration qu’insuffle dans son âme
Un lieu même hostile et pourtant familier
Que dans tout voyage il ne peut oublier.
J'y renoncerai pour ceux qui me supplient
De leur accorder le désir où s'allient
Le cœur et la chair sous l’effort excessif.
J'y renoncerai pour les peuples rétifs
A mon ambition, protégés d’une écorce
Infrangible trop pour être sans la force
Un jour pénétrée ; oui, j’avais résolu,
Moi, aux mains de qui le monde était échu,
Que l’échec serait un cas intolérable,
Aujourd’hui pourtant révélé préférable
A votre souffrance imposée vainement ;
Tout changement naît d’un plus doux changement.
Hier je vous laissai m’implorer tout le jour
De vous pardonner ; voici venu mon tour :
Gens doués de sens, me pardonnerez-vous ? »
Paurava parla : « Il ne serait qu’un fou
Lui qui garderait un cœur vindicatif
Contre qui délaisse un rêve et son motif
Pour le bien d’autrui. Ne t’afflige point tant
D’avoir résisté mais plutôt sois content
D’avoir démontré ton infinie sagesse. »
Il dit. Tout le camp se permit l'allégresse ;
On bénit le roi. Or tandis qu’on fêtait
Le retour, Cratère arrivait qui portait
Cruelle nouvelle : « O mon roi, mon ami,
Bucéphale meurt qui ne s’est point remis
Des coups reçus hier tout au long des combats.
Il saigne sans cesse et ne se lève pas. »
Voici Alexandre élancé d’un pas ample
En un lieu d’encens enfumé comme un temple
Où meurt le vaisseau de toute sa conquête :
Ici Bucéphale avait basse la tête,
Il suait beaucoup et le sang s’écoulait
De plaies que nul soin, vieux ou neuf, ne comblait.
Alexandre vint au cheval faiblissant,
Penché sur son col, sa tête saisissant
Et demeura là sans prononcer un mot.
Or sous l'infini les deux astres jumeaux
Poursuivaient le cours de leurs révolutions.
© Cédric Logue-Martin, 2021.