Chant IV : Aux Sages
Dastan fait silence. A ses mots n’est personne
En qui l’inquiétude assourdie ne résonne ;
Et la haine affleure. Alexandre d’abord
Se tut. Puis sa voix dans l'air prit son essor :
« Un pacte me lie par lequel je reçois
Le trône d’un règne au-dessus de vos rois.
Je vous prouverai n’en être pas indigne
Et je recevrai de vous-mêmes l’insigne
Au pouvoir duquel vous consacrez un règne.
Aujourd’hui, pourtant, éloquent homme, daigne
Accorder aux gens de nos deux compagnies
De pleurer Dara que la mort étreignit. »
Dastan consentit. Les deux traîtres livrés
Furent empoignés, traînés et enfermés.
Le cercueil quitta, qui le portaient, les dos
Et de mains en mains parvint jusqu’au tombeau
Où de la province on enterrait les rois.
On ouvrit au jour pour une ultime fois,
Au milieu de pleurs, puis ferma le cercueil
Et parmi les chants, les plaintes et le deuil,
On l’ensevelit. Refermé, ce caveau,
Jusqu’au jour où roi périrait de nouveau.
Alexandre enfin s’en retournant regagne
Au pied des remparts la fertile campagne.
Or les sages vieux du conseil de Dara
L’arrêtent, disant : « Toi qui tant honora
Notre suzerain, veuille donc recevoir
L’hospitalité qu’il nous est un devoir
D’accorder à ceux qui viennent par chez nous
De tous horizons. » C’est ainsi qu’à genoux
Ces gens respectant leurs usages anciens
Parlaient en un chœur à l’altier souverain.
Alexandre dit : « Jamais je n’eus le tort
De refuser d’hôte un comble de confort. »
Il dit puis foula, suivit des généraux
De sa compagnie que guidait un héraut,
La route tendue jusqu’au palais, demeure
Alors célébrée pour être la meilleure :
Elle s’élevait de la terre à la nue ;
Dans le monde alors toute chose advenue
Se trouvait marquée dans l’ornement des murs
En poèmes fins – des livres le plus sûr.
En la mosaïque et dans l’éclat du marbre
Etaient des motifs où le buisson et l’arbre
Ensemble mêlés convoquaient dans la pierre
Un jardin pourvu de vivante matière.
Autour du repas savamment préparé,
Chacun recevait la viande séparée
En égales parts. A vouloir on mangea,
Puis on but le vin pour lequel vendangea
Un bras laborieux. Quand on fut rassasié,
Les Perses de l’hôte enfin prirent congé
Et la réception maintenant achevée,
Alexandre dit d’une voix élevée :
« Hélas ! La fierté sans s’affaiblir conduit
L’Etat qu’un roi perse abandonne après lui.
Ici je ne suis vénéré de personne :
Appréciez la charge enviée d’une couronne. »
Or auprès du roi, parmi ses commandants,
Héphaïstion dit : « Toi, rustre prétendant
Qui n’as pas séduit ceux à qui tu ravis
Ces pays, tu n’es à leurs yeux qu’un subit,
Soudain changement : nul doute que leur foi
S’écarte de toi, ni qu’ils renient la loi
Qui te fait monter sur le trône des leurs.
Va par la douceur apaiser leurs rancœurs,
Convaincs-les au moins des dignes intentions
Sans lesquelles rien n’est plus qu’une ambition,
Abandonne-leurs ce qu’ils réclameront ;
Hausse ainsi ta gloire en abaissant ton front. »
A ces mots parla, debout sur l’assemblée,
Cratère dont l’ire alors la fit trembler :
« Certes, ta parole est sage pour un lâche.
Où t’as-t-on dicté que la gloire s’attache
A la soumission chez les preux de ce monde ?
Alexandre, ignore une rance faconde ;
Entends mon avis si tu veux le connaître :
Il y a du bon à soigner le paraître,
Aussi organise en la plus grande pompe
Un couronnement, qu’ainsi nul ne se trompe
Au sujet de qui tient la terre connue,
Et de rhétorique use sans retenue
Afin de t’allier quelques perses partis,
Grâce à ta puissance et ton or convertis. »
Il dit. En son siège Alexandre songeait.
Il parla sur l’air où l’écho s’allongeait :
« Vous qui avez dit et fait preuve d’esprit,
J’ignore vos mots, ce n’est point par mépris :
Je ne voudrais rien entreprendre durant
Le deuil de ce peuple ; il serait insultant
De le détourner par d’inquiétants sujets
Du regret de tout ce qu’un roi présageait.
En chacun de vous j’ai laissé ma confiance,
Il me faut pourtant éprouver ma patience,
Attendre et guetter, car le hasard peut-être,
Usurpant le nom de destin saura mettre
Un signe, une idée dans quelque événement :
Jamais à cœur mûr l’inspiration ne ment. »
Le roi séjourna dans ce précieux palais
A la restriction de ne toucher jamais
Au trône, vacant mais qui tant le brava.
Or le deuil passa comme l’hiver s’en va.
Un jour qu’il avait de tout Perse endossé
Le commun habit, il courut les chaussées
qui fendaient l'empire, allant seul sous couvert
D’être d’Alexandre un modeste émissaire.
Il voulait trouver dans les discours des champs
La sagesse occulte emportée par des vents
Qui n’atteignent pas les réceptions de rois.
Il venait ainsi, foulant plaines et bois,
D’un lointain palais sans un garde après lui.
Il advient alors sur la route qu’il suit
Que la faim le prend. Il fait halte et descend
De son bon coursier qui ne vit point le sang
De rudes combats. A portée d’un haut cri
Alexandre trouve un amandier fleuri.
Contenté, il va libérer sa monture
A proximité, la laisse à la pâture,
Et lui-même vient sous les branches s’étendre.
Il apprête l’eau, de même qu’un pain tendre.
Or à la musique harmonieuse qu’émet
Au-dessus de lui, tout proche du sommet
Ligneux et feuillu, des abeilles le chœur,
L’homme les écoute et prit d’une torpeur,
Contemplant le ciel, le voilà qui s’endort.
Bercé par la brise, il rêve de l’accord
Qui l’unit à l’herbe et qui fait toute chose
En ce bois, cette heure, idéale en sa pose.
Or il arriva qu’un serpent pour sa part
Tout près vint ramper. Point ne servit son dard,
Puisqu’il déroba le pain pour tout butin ;
Disparus, le ver et son humble festin.
La veille investit de ses cruels états
Les chairs d’Alexandre. Il vit qu’on emporta
Son dernier repas préparé de main d’homme.
Or ne voyant là ni grenade ni pomme,
Il se résolut à chasser par l’outil
Gibier mesuré à son grand appétit.
Le voilà parti en quête des reliefs
Que laisse une harde à la suite d’un chef.
Il trouva la voie par les bêtes tracée,
Y examina les signes du passé,
Jugea que non loin sa flèche trouverait
Quelque cerf puissant à tuer sous ce trait.
Il perçoit bientôt des cris, des feulements,
Puis voit, un bâton pour tout son armement,
Et la proie d’un lion, un vieillard qui protège
Un bêlant troupeau dont pour rien il n’allège,
Autrement aisé, son retrait lent et gauche ;
Il s’écarte alors que l’animal ébauche
Une vaine charge – elle manque et fait fuir
De faibles brebis. Or sur le fauve cuir
S’abat en silence une pointe empennée ;
Détourné, le lion, plus furieux que peiné,
Vers cet ennemi, vers Alexandre vient.
L’ayant attiré, le preux chasseur le tient
Pour touché déjà, car même ainsi distant,
Il a dégagé devant son arc le champ.
Il décoche un trait où va toute sa force,
En l’épaule entré qui transperce le torse.
Il faut telle plaie pour éloigner un lion
Si furieux. « Que dire à l’heure où un million
De mercis ne dit toute ma gratitude ? »
Ainsi parle l’homme en façon de prélude.
« O mon bon sauveur, que veux-tu pour le prix
Du péril certain d’où ton bras me sortit ?
Il y a chez moi ce que donne un troupeau
De grasses brebis et ce que sans repos,
Tire un paysan du sol qui le vit naître.
En toi, il me semble en tous points reconnaître
Un prince et je crains que cela ne pourrait
Combler pleinement tes désirs. » Il se tait.
Alexandre expose ainsi ce qu’il escompte :
« Un si grand salaire est au-dessus du compte.
Un autre paiement comblerait mon vouloir :
Je suis sûr que t’es familière une histoire
Inconnue des rois et que vous, d'une heureuse
Articulation, d'une forme ingénieuse,
Aux vôtres contez selon les occasions.
Veux-tu t’arrêter, d’une grande impulsion
Narrer un récit qui te semblerait seoir ? »
Et l’homme accepta, dans l’herbe fit asseoir
Alexandre et dit : « Ceci est un récit
Qu’un puissant, je crois, sans l’aimer apprécie. »
Et l’homme invoqua la science des siens
Versée dans un lai venu des jours anciens :
© Cédric Logue-Martin, 2021.