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La Poésie de l'Est et l'Ouest

26 mai 2021

Chant VII : Aux Humbles

 

Nushabe_Iskander

 

Paurava se tut et ce captif altier

Repartit trouver la paix de ses quartiers.

Tout le jour passa sans qu’une ondulation

N’agitât la tente. Or quand sur les nations

S’étendit la nuit, le pavillon s’ouvrit ;

Frissonnant, voûté, Alexandre en sortit

Et Héphaïstion le soutint du regard

Ne l'ayant jamais surpris aussi hagard.

Privé d’approcher sur un signe sévère,

Il voit Alexandre aller trouver l’austère

Environnement que, douleurs et plaisirs

Tenus en respect, l’ascète part choisir :

Sous la canopée, il va seul sur la berge.

Assis sur la terre où tout destin converge,

Il pèse en son cœur, médite toute chose

Et peu lui échappe en son but ou sa cause.

Il disait : « Hélas ! Où s'abattait mon ire ?

Et désormais suis-je un sujet à haïr ?

Que restera-t-il de moi dans un récit

Qui sur mes erreurs ne se fait point concis ?

J’aurais cru trouver au moins divertissant

Un conte sur moi, comme un jeu innocent,

Croyais en cela trouver mieux que l’histoire

A mes yeux tendue comme un cruel miroir

Trop désenchanté, où tels qu’ils sont vraiment

Je vois tous mes traits dépourvus d’agréments !

Ce n’est pas ici le plus rude en l’épreuve ;

Il est certes dur de se voir d’une neuve

Et juste vision ; je peux le supporter.

Le plus difficile encore est d’accepter

Que, déjà ma geste écrite en toutes parts,

Jamais aux meilleurs ce livre on ne compare...

Et sa conclusion, entre tout exigeante,

Est seule en ma main, qui s’avère impotente.

Alors que faire ? Et quoi donner aux destins

Qui de leur côté tissent de l’Incertain,

Encore divers de mon œuvre accomplie,

Fables imprévues qui vivent en esprit ?

Faut-il approcher de la mort pour changer

L’ambition coriace ? Il n’est rien sans danger,

Pourquoi redouter la honte méritée ?

S’il reste le temps d’encore méditer,

C’est là qu’il me faut essayer ma conscience,

Où cette archaïque et vaine résistance

A pris sa racine, en un sol pétrifié

Qu’il faut remplacer d’un terreau dulcifié. »

Or la nuit passait sur les noirs horizons

Comme au jour se rend toute saine raison.

La forêt veillait comme dort le dormeur :

Il semble saisi d’une obscure torpeur

Quand dans le secret opaque de son cœur

Adviennent cent faits d’éclat et de noirceur.

Les bancs de poissons du fleuve ressemblaient

Aux beaux ornements d’un merveilleux palais

D’éclatant corail, de perles, de diamants,

Et dans ces rayons tombés du firmament

Lumineux trésor. Sans crainte ils côtoyaient

Des serpents mortels dont les frères ployaient

L’herbe de la berge et les feuilles du bois.

Les oiseaux chanteurs tenaient scellées leurs voix,

Les grues et les paons dont le jour s’égayait

Cachaient leur beauté tandis qu’ils sommeillaient.

De même les fleurs enfermaient leur merveille

Au deuil des baisers de la volage abeille ;

Et du ciel tombaient de pesantes nuées

Sur les frondaisons courbées et remuées

D’où pleuvait, nombreux, des pétales de fleurs ;

Aucun n’eut touché le souverain songeur.

 

Au ciel parut l’aube. Alexandre partit

Pour son campement. Sous le jour, il le vit :

C’était comme l’est toute ville sur Terre

Un amas confus, intenable, éphémère.

Il perçut d’abord les robustes chevaux,

Les armes privées de leurs sanglants travaux.

Toute la fierté des combattants lassés

Avait déserté le geste et la pensée.

Homme, femme erraient, marchaient sans enthousiasme,

Engoncé chacun dans un propre marasme.

On eut cru la nuit elle-même une fraude

En ces lieux où l’or, la nacre, l’émeraude

Illustraient d’accord les membres de leurs feux ;

Pourtant, nulle part de rires ni de jeux.

On avait voulu fraîchi par des étangs

L’endroit où monter ce formidable camp ;

La splendeur teintée des bannières faisait

Un écho brillant au lotus où pesait

L’abeille enivrée de nectar et d’arôme ;

Et les eaux riaient de ce matinal dôme

Où, seul, un nuage était voile diaphane.

En-dessous, l’oiseau, pour la fleur et la liane,

Et ce sans connaître un mode musical,

Chantait sans faillir, virtuose ancestral !

Il demeure inouï qu’au moyen de technique

On eût imité cette douce musique ;

Au son du vīnā l’on avait festoyé

Pourtant quand les cœurs étaient à la veillée.

Observant sans fin son campement, contrit,

Alexandre en chœur avec son cœur s’écrie :

« Mettant les attraits de la paix dans la guerre,

On croyait porter la paix avec la guerre ! » – 

Entendu de nul. Il eut vite ordonné

Qu’immédiatement l’alarme fût sonnée ;

Chacun se vêtit à cet inquiet réveil

Et l’on s’assembla pour un nouveau conseil.

Alexandre dit ces quelques mots cléments

Sur l’air silencieux de ce grave moment :

« Hommes estimés et femmes révérées,

Vos paroles d’hier se trouvent avérées.

Si cela me peine et m’est un grand tourment,

Je sais que vous tous parlâtes justement.

Un rêve naïf point assez partagé

M’a depuis toujours sans tenue engagé

A ma moindre action, ma plus grande prouesse ;

Imaginez-donc, comprenez ma détresse

A le voir mourir. Dans mon cœur la beauté

De ce genre humain d’où l’on eut tout ôté

Parmi les conflits qui déchirent ses flancs,

Et pourtant toujours investie des élans

Qui la font, je crois, admirable et diverse,

Avait bien valu que l’on unît la Perse

Avec l’Inde vaste et le reste du monde – 

Un rêve perdu ; l’opposition abonde :

Une idée contient sa raison d’exister

Et cela qui met en droit d’y résister.

Nos langues pourtant, il me faut l’affirmer,

Parlées chez les miens et chez tout étranger,

Ne me semblent pas autant de divisions

Que de vieux dessins et d’immenses visions

De ce qu’un mortel avec un sol partage,

Avec les denrées – non le moindre avantage – 

Et tous les outils qu’il en tire sans blâme,

Et l’inspiration qu’insuffle dans son âme

Un lieu même hostile et pourtant familier

Que dans tout voyage il ne peut oublier.

J'y renoncerai pour ceux qui me supplient

De leur accorder le désir où s'allient

Le cœur et la chair sous l’effort excessif.

J'y renoncerai pour les peuples rétifs

A mon ambition, protégés d’une écorce

Infrangible trop pour être sans la force

Un jour pénétrée ; oui, j’avais résolu,

Moi, aux mains de qui le monde était échu,

Que l’échec serait un cas intolérable,

Aujourd’hui pourtant révélé préférable

A votre souffrance imposée vainement ;

Tout changement naît d’un plus doux changement.

Hier je vous laissai m’implorer tout le jour

De vous pardonner ; voici venu mon tour :

Gens doués de sens, me pardonnerez-vous ? »

Paurava parla : « Il ne serait qu’un fou

Lui qui garderait un cœur vindicatif

Contre qui délaisse un rêve et son motif

Pour le bien d’autrui. Ne t’afflige point tant

D’avoir résisté mais plutôt sois content

D’avoir démontré ton infinie sagesse. »

Il dit. Tout le camp se permit l'allégresse ;

On bénit le roi. Or tandis qu’on fêtait

Le retour, Cratère arrivait qui portait

Cruelle nouvelle : « O mon roi, mon ami,

Bucéphale meurt qui ne s’est point remis

Des coups reçus hier tout au long des combats.

Il saigne sans cesse et ne se lève pas. »

Voici Alexandre élancé d’un pas ample

En un lieu d’encens enfumé comme un temple

Où meurt le vaisseau de toute sa conquête :

Ici Bucéphale avait basse la tête,

Il suait beaucoup et le sang s’écoulait

De plaies que nul soin, vieux ou neuf, ne comblait.

Alexandre vint au cheval faiblissant,

Penché sur son col, sa tête saisissant

Et demeura là sans prononcer un mot.

Or sous l'infini les deux astres jumeaux

Poursuivaient le cours de leurs révolutions.

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

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19 mai 2021

Chant VI : Aux Passionnés

 

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Sur ces mots anciens, le paysan se tut ;

Le voilà parti sur un dernier salut.

Traversant le bois, l’opulente nature,

Alexandre alla retrouver sa monture ;

Il la détacha, de ses biens la chargea,

Puis monta la bête et bientôt l’engagea

Sur la rude route effilée à travers

Le monde. Or son cœur de ce fil ne se perd :

« Quelle prétention ! Pourquoi n’ai-je étouffé

Sa parole vaine, ai-je laissé bouffer

Son énorme orgueil ? Versifier mon trépas ?

Combien donc l’ont fait où ne portent mes pas ?

Que dit ce berger ? Qu’il n’est rien de crucial

Sous les fluides vents devant l’heure fatale ?

A-t-il prétendu privées de fondements

Les hautes idées de tout gouvernement ?

Mais il parle ainsi, l’éternel révolté,

Où trouvai-je enfin qu’il faille l’écouter ?

Or voilà mon cas ; il m’est vain d’en débattre :

En mon cœur je veux croire sage un vieux pâtre

A qui le besoin enseigna plus d’astuce

En semblable vie que jamais je n’en eusse,

A qui l’expérience a plus appris qu’à moi,

Et surtout qui semble inspiré dans le choix

De ses mots. Berger, comment donc gouverner

Quand je viens à nier le monde où je suis né ?

De quoi remplacer l’idée qui me nourrit

Si ce n’est d’idées ? De sentiment ? De vie ?

Dois-je donc guetter besoin, nécessité,

Faiblesses haïes, fixes réalités ?

Cela n’a de sens. Ma quête m’a coûté

Mon entier savoir ! » C’est ainsi qu’à douter,

Plus savant qu’au jour où sans garde il partit,

Alexandre enfin de choses averti

Qu’il avait longtemps par mépris ignoré

Revint en sa ville et y fut honoré ;

Point tant, cependant, que l’on eut dédaigné

Des hôtes venus en procession soignée

Derrière un roi perse, au même instant que lui,

Et qu’avaient lassés le beau temps et la pluie.

 

Roshanak venait devant ce défilé

Car du sépahbod qui l'avait ébranlé

Etait-elle fille. Or nul sang n’eut transmis

Cela qu’en son être un destin avait mis :

Le beau, dans la coupe et l’esprit de la grappe.

Elle avait l’apprêt de l’espace qui drape

Une nuit d’amour dans la brise d’été.

S’était la grenade à sa lèvre prêtée,

Et son cheveu sombre enluminait sa peau.

Durs en ses travaux et fiers dans le repos,

Ses yeux dispensaient la claire connaissance

Amplement puisée dans la moindre expérience.

Elle avait suivi la troupe de son père

A la citadelle où gouvernaient naguère,

Issus de la Terre et savants de ses lois,

Par Elle allaités, de très illustres rois.

Dastan sur la route allé le rencontrer

A la ville était avec l’hôte rentré.

C’est qu’il gouvernait sans le titre de roi

Car alors chacun de ce pacte autrefois

Conclu par Dara gardait la souvenance,

Et tous à l’ardeur préféraient la prudence :

On redoutait fort l’étranger furibond

Ou la faim creusée de quelque neuf félon.

La compagnie fut dans la pompe et l’honneur

Conduite à travers les rues combles ; sonneurs

De trompe, tambours sur les dos d’éléphants

Eveillaient la ville, égayaient les enfants ;

Avec leur venue avait germé la fête,

Aussi la musique emplissait jusqu’au faîte

Avec des chansons l’admirable palais

Et les vieux savants déclamaient d’anciens lais.

Ainsi l’on chantait pour le princier régent

La maison sortie de Lohrasp, l’indigent

Au trône élevé par son prédécesseur – 

De lui descendaient en derniers successeurs

Dastan et Dara. On chantait le combat

Qu’Esfandyar dut mener jusqu’à son trépas

Quand son père, un roi, sans honte eut provoqué

Rostam, ce héros à jamais invoqué.

On chantait aussi sous un tour plus précieux

L’amour dont naquit le pahlavān fameux

Et qui unit Zal, du Sistan jeune prince,

Avec Rudabeh, fille d’autre province

Et tous deux issus de lignées ennemies

Qui par leur amour se virent réunies.

Et cela flattait l’ouïe et le sentiment

Mieux que les conseils, combats et régiments.

 

Roshanak dîna loin du trône doré

Où siégeait son père entre tous honoré.

De ses sombres yeux et brillants comme luit

De la galaxie l’infini de la nuit,

Elle parcourait cette foule assemblée,

Cherchant Alexandre ou qui eut ressemblé

Au roi renommé jusqu’en l’Inde lointaine.

Or elle ne vit parmi l’ample centaine

Assise au festin nul étranger vêtu

Comme un roi. Bientôt la musique se tut.

Dit une compagne – aucune volonté

De sa noble amie ne lui fut occultée :

« Entends : l’harmonie laisse place au débat ;

Ils sont vains ces champs où l’intellect s’ébat.

Princesse, au vacarme oppose tout ton charme

Et rends moins austère un conseil d’or et d’arme. »

Alors Roshanak se leva pour danser

Et ravir ses pairs à son pas cadencé.

Au-dessus de tous, cœur brut ou âme tendre,

Au-dessus du feu que l’on fit sur la cendre,

Elle conquérait par son corps, dans l’audace,

Autour d’elle tout des sens et de l’espace.

Alors nul ne boit davantage de vin,

Nul ne mange plus aux tables du festin

Tandis que tournoie tel l’esprit de l’homme ivre

Au-dessus de tous Roshanak qui se livre.

 

On avait goûté, dévoré chaque plat

Quand fut du soleil retombé tout éclat.

Chacun se leva pour gagner le dépôt

Des rêves au lit trouvé pour le repos.

Le matin parut. Roshanak au réveil

Se vêtit ; la nue vêt ainsi le soleil.

Au trône elle vint. Or à son arrivée

Par Héphaïstion fut sa course entravée :

« Révérée princesse, accepte de mes vœux

Ceux que j’offre à qui je veux savoir joyeux.

Aussi apprends-moi si ton séjour te plaît.

Au cœur d’Alexandre est cet unique souhait. »

Roshanak lui tint ce discours éloquent :

« Serais-tu ce roi de couronne vacant,

Toi dont la parole est pleine de noblesse ?

Apprends que ces lieux pour plus grande richesse

Ont d’être habités par des gens généreux – 

Riche ou démuni, on fait un hôte heureux

Quand à son service on met tout son pouvoir. »

Héphaïstion dit : « Il te faut le savoir :

Je ne suis mon roi, ni seulement ne mime

Un homme semblable, un cœur si magnanime.

A ton ouïe pourtant je confie son message.

Hier voyant ta danse, il crut en un présage :

Un destin soudain se ferait reconnaître

En un sentiment qui lui naît pour ton être.

Il voudrait chercher sous ta beauté ton âme

Et trouver en toi son âme faite femme.

Alexandre veut obtenir ta rencontre :

Acceptes-tu donc qu’à tes yeux il se montre ? »

Il dit. Roshanak lui fit cette réponse :

« Amour n’est pour moi qu’une pensée absconse

A la seule idée d’un homme jamais ouï

Ni vu. Quelle femme au monde se réjouit

D’un homme secret comme au creux noir d’un chasme

Un timide lion passe pour un fantasme ?

A ton roi réponds, s’il souffre un tel discours,

Que Roshanak tient en doute son amour. »

Le courrier fidèle à cela répondit :

« J’avais à mon roi ta réponse prédit.

Tes mots sont sagesse et c’est très volontiers

Que je les rapporte à son oreille entiers. »

Il dit et s’en fut. Roshanak fut servie

Par les cuisiniers en tout à son envie

Puis elle partit marcher entre les rangs

De hauts grenadiers et cyprès odorants.

Nul n’accompagnait ses pas sur la pelouse,

Homme ou confidente indiscrète et jalouse.

Or sous les rameaux que le vent serein berce,

Egalement seul, se tient un jeune Perse

Ou quelqu’un portant l’orientale vêture :

Il détient d’un Perse au moins l’exacte allure.

Assis sur le sol et voyant la princesse

Arrêter son pas que toute herbe caresse,

Il dit : « Salut, âme en toi qui s’incarna

Très habilement et de tes yeux s’orna ;

Alexandre est lui qui te fait compliment

Et te croit de tout l’effort et l’aliment.

Roshanak salut ! Salut pour tout ce jour ! »

« Un Perse fit-il jusqu'en Perse un détour,

Pris pour l'étranger ? lui dût-elle avouer.

Reçois un salut brillant comme l’été ! »

Répondant, le roi commença ce récit :

« Quel honneur est-il à te confier ceci ?

Roshanak, ta danse à quoi hier j’assistai

Ravit à jamais ce qu’en moi dévastait

Ton pas. Et c’était l’orgueil de solitude

Appris en régnant sur toute latitude.

Aujourd’hui je trouve à ton cou suspendu

Comme à ces figuiers le fruit mûr et fendu

De l’amour soudain. C’est mon aveux : je t’aime

Et voudrais savoir qu’en ton cœur est le même.

Or je dois encore en mon âme éprouver

Ma patience : il faut rechercher et trouver

Ton avis en tout ; car je veux, quel qu’il soit,

Tout ton sentiment, même s’il me déçoit.

Ne me réponds pas quand la surprise encore

En ton âme garde un jugement d’éclore ;

Aie ce jour pour mieux méditer une alliance. »

Il dit. N’eut oiseau troublé son éloquence.

Alors Roshanak répondit par ces mots

Qui firent trembler du sol jusqu’aux rameaux :

« Je connais assez la réponse à donner

A qui me veut prise et me pense étonnée.

Moi, femme captive ? Il ignore l’orgueil

De ceux qu’il soumet, lui qui viola le seuil

De l’orient béni ; tu ne sais leur fierté !

Tout ce que, naïf, tu prétends apporter

A mon peuple, à moi, qui savons tous les arts,

Chacun en reçut un jour sa juste part.

Crois-le : nous n’avons besoin d’aucun secours

Qui vienne de toi, quel que soit ton concours. »

Roshanak se tut ; elle contemplait l'homme,

Un silence armé dans le regard, mais comme

Alexandre alors inspirait pour répondre,

Elle dit encore : "Et ne vas pas confondre

Un devoir urgent avec de l'inconscience

Ou prendre un mot vrai pour de l'impertinence.

Ici j'ai ton ouïe : il ne peut hésiter

Un moment de trop, lui qui est écouté. »

Et sans demander à ce roi le congés,

Roshanak quitta les jardins ombragés.

Sans repos ni halte, allant de toute part,

Marchant avec l’heure elle erra jusque tard.

Elle ne rentra qu’au soir venu, devant

Prêter son éclat à son père devant

Quelque dignitaire. Elle se fit rincer

Les cheveux au bain ; sur des cordes pincées

jouait un air sortit d'un doigté assuré ;

Un beau vêtement pour elle mesuré

Vint couvrir son corps. Alors elle gagna

La salle embellie où plus d’un roi régna

Pour trouver son père. Alexandre arrivait,

Suivi de ses gens. Son regard s’avivait

De reflets subtils à la lueur des feux.

Quand il eut pris place, illuminé ces lieux,

Son oriental pair avança pour lui dire :

« Il nous reste, roi, tout encore à construire.

Admire à présent parmi tes visiteurs

Un joyaux de grâce investi de splendeur.

Fière est Roshanak ; pour autant sa bonté

Avec son savoir toujours lui ont dicté

Dans l’humilité son fait le plus modeste

Et bientôt peut-être une impensable geste.

Un jour devant elle, arrivé de la cour

Où tu t’établis je tins un tel discours :

‘Là d’où je reviens l’Etranger se repaît ;

Vous vouliez savoir de ce noble l’aspect,

Il est tel que tous déjà nous l’ont décrit :

Sachez qu’il est grand par la taille et l’esprit.

Son discours fait taire un homme d’expérience

Et rassemble tout de ces noms dont la science

Use pour parler d’objets et de concepts.

Je le disais grand : sa stature intercepte

Avant le plus haut des cyprès les rayons

Que répand la lune. Aux soirs où nous veillons

N’est sa profondeur. Il surpasse en beauté

Les hauts idéaux de toute société.

Si je n’ai pas vu l’effet de sa puissance,

Aux récits que j’ouïs je veux la croire immense ;

Après tout il fit s’incliner un empire

En même une vie qu’on ne peut parcourir

Tout entier.’ Ayant ma parole entendu,

Roshanak osa ce parler défendu :

‘Père, accorde-moi de rencontrer ce prince.

A bien t’écouter, son mérite n’est mince,

Aussi, que mes mots ne se perdent, épars

En un vœu brisé ; qu’un avis de ta part

Ne retienne point – colère ou dérision – 

Une action future et mienne décision.

Veux-tu apprêter ma visite opportune

A ce noble ?’ Ainsi j’honorai ma fortune

Et je te viens donc de mon lointain palais,

Espérant enfin que ce motif te plaît. »

Il dit. Roshanak lève ses cils gracieux,

De même le roi sur elle met ses yeux.

Leurs regards alors s’effleurèrent. Soudain

Roshanak s’en fut sur le pas du dédain

Et laissa la pompe avec la royauté

Pour sa chambre vide et pour l’obscurité.

Pendant tout le soir, le front privé de lustre,

Elle médita. La nuit, voyeuse rustre,

Aidée de la brise écartant les rideaux,

Ne la vit dormir non plus que les oiseaux

Au matin suivant qui prenaient leur essor.

Roshanak voyant le soleil au-dehors

Et la Terre où croît l’entière humanité

S’exclama : « Combien j’aperçois de beauté

Et combien d’échos de harpes et de chants,

De flûtes encore au-delà de ces champs

Où m’appellent trop urgences et devoirs !

Ces étranges mots ! Il me tarde de voir

Un jour les pays d’où me vinrent souvent

Ces voix, ces parfums que m’apporte le vent

Et me sont toujours une excitante énigme,

Etrangers me sont un seul grand paradigme !

Est-il justifié, devant l’amour naissant,

De redouter tout ce que mon cœur pressent,

De craindre la fin, plus encore le deuil

De mon plus doux vœu, fantaisie où nul seuil

Ne saurait contraindre à ma seule nation

Un voyage écrit sans sa destination ?

Pourtant, comment croire, une fois révélé

Que mon amour est cet Alexandre ailé,

Comment redouter que m’attende pour lot

Une vie bornée aux bonheurs conjugaux ?

Je pourrais partir avec le vent du Nord...

Nous devrons dormir sous l’horizon qu’il tord ;

Il faudra franchir cette mer aux poissons !

Oui ! Enfin ! L’amour commande, obéissons ! »

Elle prit un bain où le courant s’assoit ;

Elle orna d’or son cou, se vêtit de soie

Parfumée de musc, un ouvrage certain

Choisi pour hausser la douceur de son teint.

Lorsqu’elle eut construit au meilleur son reflet,

Elle vint et dit au puissant : « S’il te plaît

De me pardonner pour ce qu’hier je te fis

En provocations, cela je le confie :

Je ne les regrette, elles touchent un roi.

Elles n’ont pourtant plus de cours devant toi.

Tu me vois obtuse aux choses de l’amour,

Désintéressée par les lois de ces cours

Qui font la musique et la voix du poète

Alors que cent faits méritent qu’on les fête

Et ne portent point la vêture d’amour.

Aujourd’hui, pourtant, d’amour j’aime l’atour.

Car voilà : je t’aime, en rougis, en suis fière

Et de ton amour je crains tout et j’espère. »

« Heureux me sais-tu, ma Dame, dit le roi,

De t’entendre ainsi t’exprimer devant moi !

N’eussé-je mépris ton départ pour de l’ire,

En naïf séduit j’aurais pris une lyre

Et serais allé sous ta chambre chanter

Une ode à ta forme, une autre à ta pensée

Et peut-être eus-tu sur les herbes jeté

Un gage précieux, ou lâché puis lancé

Jusqu’à moi tes longs, admirables cheveux.

Est-ce trop hardi de me voir y grimper

Jusqu’à tes deux longs et impossibles yeux ? »

Et la vierge dit – sur ses mots échappés,

Un doux rire prit de sa lèvre un essor :

« J’en rêve avec toi ; ce ne peut être un tort ! »

Le temps de sept jours ils demeurent ensemble

Assis côte à côte et tout leur amour tremble

En baisers nombreux comme en toute caresse,

En mots de savoir, en présents de tendresse.

Arriva bientôt l’heure de célébrer

Leur union bénie. Sous des yeux étrangers

Et perses ensemble, ils formèrent leurs vœux.

Alors les natifs confièrent cet aveux :

« Ce noble étranger, il est Perse après tout,

Puisqu’il sait chérir une âme parmi nous.

S’il nous faut un roi, lui qui veut recevoir

La couronne est digne entre tous de se voir

Prêter aujourd’hui les signes d’autrefois

Qui firent toujours le pouvoir de nos rois ! »

Sans plus un procès qu’un mariage d’amour,

On eut couronné reine et roi sur le jour

Roshanak la belle et le grand Alexandre

Et nul ne l’eut fait de ce trône descendre ;

Il fut empereur et depuis l’on chanta

Son règne assemblant sous un unique Etat

Orient, Occident, qui se laissant unir

Fondaient dans la paix un commun souvenir ;

Où règne toujours des peuples us et lois,

Depuis en chanson l’on conte ses exploits

Et l’on ouït déjà chez des peuples lointains :

« Il fit un Etat sur tout le genre humain. »

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

12 mai 2021

Chant V : Aux Puissants

 

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O Namtar ! Fléau pour les êtres humains

Dont le corps est tel qu’un antique cadavre !

Et tu as les yeux impensables d’un dieu !

Avec toi, lui marche en-dessous de la Terre ;

Il se sait défunt. Et sa vue n’aura plus

Où trouver d’éclat qui lui soit rassurant,

Même quand, lointaine, une triste lueur

fait ciller ses yeux : capitale infinie,

Cernée de sept murs et sans ordre bâtie,

C’est la Ville où vont les défunts, Irkalla,

Où le feu ne chauffe et n’éclaire point tant

Que l’œil l’aimerait ; et devant l’horizon,

Le soleil descend pour la nuit parcourir

Les Enfers vers l’est et gagner son essor.

Son éclat n’est plus en ces lieux altérés

Que celui, diffus, d’une étoile chétive,

Occulté de nues qu’il éclaire un instant

Au fil de sa chute. A ce feu, lui arrive

A la Ville. Il porte à son front sa couronne,

Une hache aux reins, et en main tient un sceptre

Ainsi qu’un poème en la terre imprimé.

Le voici bientôt à la porte arrêté – 

De sept la première. Au portier d’un tel lieu

L'âpre dieu adresse un salut en ces mots – 

D’occident, d’orient sa voix grave surgit :

« O Nedu ! Contemple arrivé devant toi

Le puissant Alexandre ! » Et tous deux en rient

Et Nedu entrouvre un battant pour ceux-là.

Puis il dit : « Vaine âme, abandonne à ma porte

Un des biens de prix avec toi qui tomba.

Que tu sois ou non conciliant, comme tous

Ainsi tu feras. » Alexandre interroge :

« A quoi bon céder ce qui vint comme mien ? »

Et Nedu répond : « Ne questionne jamais

Rituels et lois qui ont cours aux Enfers. »

Alexandre cède ; on lui prend le parfum

Qui rendait son être envoûtant et trompeur.

Il parvient ensuite à la porte deuxième

Et remet son sceptre avec quoi il régna

Et de porte en porte abandonne tout bien :

En troisième l’arme à laquelle il conquit ;

Il dépose en quart la tablette où son cœur

Dévoilé se livre en poème insensé.

En cinquième il rend sa couronne cornue.

En sixième on prend son habit coloré,

Echangé sitôt pour de pauvres haillons.

Il ne reste plus à son bras qu’un anneau

D’un cristal serti, cornaline écarlate

Où le jour mima un coeur chaud et vivant.

Contemplant la porte où serait de son bras

Cet ouvrage bel à jamais arraché,

Alexandre choit et gémit ; il s’écrie :

« Oh Nedu ! N’as-tu assez pris ? Aie pitié !

Permets-moi, Seigneur, de garder ce bijou !

Mon épouse aimée lors d’un soir amoureux

Me l’offrit ! Seigneur, laisse-moi pour toujours

Susciter un seul chaleureux souvenir

Si ce n’est l’amour ! » A ces mots resté froid,

Lui répond Nedu : « Penses-tu de tes pleurs

Attendrir un dieu des Enfers qui ne sait

En son cœur ancien qu’une sainte mission ?

Je te laisse seul, et sans doute est-ce trop,

Ce de quoi n’est nul séparé : ton orgueil. »

Il se tait et prend là-dessus le bijou.

Il relève l’âme et la mène en l'enceinte.

Une fois la porte après eux refermée

S’avance Namtar, familier des Enfers.

Alexandre coule alentour ses regards

Et ne voit partout qu’une foule sans feu.

Vêtements ni traits ne distinguent ces gens.

Certains vont errant mais beaucoup sont assis

Et les pas sont lents, et les chefs tenus bas.

Ni rumeur ni voix n’enjoueraient la Cité.

Silencieux au loin va toujours le Vizir

Qu’Alexandre suit à l’espoir de trouver

Un palais peut-être où user des sanglots

Dont déjà tout mort à son heure a tremblé.

Chaque pas lui semble un labeur quand aucun

Sur le sol ne laisse une empreinte. Souillant

Les façades crues, la poussière s’étend ;

Embrasures, seuils et pavés à jamais

En seront salis car il manque la force

A qui veut tenir aux Enfers sa maison – 

Sa maison sans porte ; en ses pièces nul meuble ;

Un cellier s’y trouve ; il est vide ; en ses murs

N’est de jour : le feu d’une torche au-dehors

Fait ramper chez soi des mystères obscurs.

Le Vizir s’arrête ; il se tourne et sur l’âme

Il impose un œil qui en pèse un millier :

« Où je vais, dit-il, argumentent des dieux

En Conseil unis. Attends-tu de pouvoir

Pénétrer sans mal un endroit si sacré ? »

L’homme ainsi répond : « O Divin renommé,

Puissant Dieu, quand même il est vrai que ce Temple

Aux esprits est clos, chez nos prêtres savants

Il est mot, d’après la parole des dieux,

Qu’il reçoit les morts tourmentés d’un conflit,

Pour soumettre aux ouïes de sept juges divins

Les raisons et torts de leurs âmes froissées.

Permets-moi, Seigneur, de trouver dans ces rues

Ceux de qui je pris, hier encore ou jadis,

Les espoirs, les vies. Sois témoin : ma présence

En ces lieux agit, le silence troublé.

Mon Seigneur, alors vers le Temple Infernal

Conduis-moi, au nom du silence des morts. »

De ces mots ayant intrigué le divin,

Alexandre va. Par quartiers et par rues,

Longuement il marche au-devant du Vizir.

Mais il cherche et trouve en errant sept démons.

Ils ont corps humains mais visages et crocs

De serpents, de chiens et de fauves encore ;

Ont des mains griffues quand des serres d’oiseaux

Leur font lieu de pieds. Ils s’esclaffent et crient ;

Les voici tous sept à frapper et griffer

Un esprit par jeu. Leur orgueil est bien loin

D’avoir crû au sein du mérite admirable :

Ils se vantent fort d’être seuls à pouvoir

Au désir quitter et gagner Irkalla

Quand humains et dieux qui n’y vivent déjà

A ses lois se plient. A la voix d’un défunt,

Un démon n’écoute ; aussi parle Namtar :

« Dites-moi si l’un parmi vous peut trouver

Un mort chu aux coups d’Alexandre l’impie. »

« Quoi savoir de bon, lui répond un démon,

D’étrangers chez nous qui s’échouent sans excuse ? »

Ainsi parle et fuit un subit mouvement

Du divin fâché ; en à peine un instant,

De ces sept démons tous s’égaillent soudain.

Il ne reste là qu’un esprit dont les pleurs

Secouent la substance ; oui, il souffre et pourtant

A travers ses plaies, nulle humeur ne paraît.

Alexandre hésite ; il questionne : « Ame, ouïs-tu ? »

Or l’esprit se lève avec peine ; il soupire

Et se tait ; chancelle et répond : « Je ne dois

Qu’à ce dieu de fuir les démons, pas à toi.

Mais cet être amer me prit trop pour qu’il pense

En sa dette avoir ma conscience. » Il a dit

Et Namtar : « Réponds ! Tu ne nies, tu sais donc ! »

Au chthonien zéphyr de sa voix, effeuillé

L’esprit ploie ; il dit à genoux : « Je l’avoue !

Je passai tantôt par un lieu où des morts

Vont en chœur maudire un seul nom : Alexandre ! »

A Namtar il rend ses hommages puis va ;

Il conduit son pair. Meurtrissant la Cité,

Une place bée sous d’informes contours ;

Une foule est là qui partage une plainte.

Entre tous, un homme aperçoit Alexandre.

« Insolite vue ! s’écrie-t-il. Il nous vient,

Insultant nos pleurs mais nous montre du moins

Que sortit un fruit de nos morts, après tout !

Le tyran n’est plus ! Les vivants peuvent vivre

Et les morts tiendront leur vengeance ! » Et la foule

En un sac immense unifié d’un élan

Sur le roi honni vient échouer ses fureurs.

Or avant qu’un poing ne rencontre son but,

De Namtar la voix en rampant se déverse ;

Il leur dit : « Cessez ! » et tout geste suspend.

Puis il dit : « Venez. » et chacun le rejoint.

Et le dieu conduit ce docile troupeau.

Fort longtemps leurs pieds persécutent le sol

Tant la Ville Vaine est sous Terre étendue.

Or bientôt le Temple opulent leur paraît,

Ziggurat altière élevée sans rivale.

On en voit déjà le sommet orgueilleux,

Sur les toits, depuis cette orbite étendue

Où l’on est du centre et des murs de la Ville

A même distance ; en raison de cela

Ces défunts devant ont autant de chemin

Qu’ils en ont laissé derrière eux ; et leur pas

Ne peut pas faiblir. Le soleil a cerné

L’univers un nombre impossible de fois,

Illustrant son cours sous la nuit des Enfers

D’une nuit de peu moins obscure. Arrivé,

Un pied las met-on sur la marche première

Et toujours plus las, on se hisse, épuisé,

Or poussé d’un sort qu’on devine absolu.

Quand l’effort au plan d’un palier peut cesser,

Il n’est point de souffle à remettre en son sein.

D’aliments n’est rien dont on puisse assouvir

Le terrible manque et de bière ni d’eau

Ne peut-on calmer le désir consumant.

Saluant Namtar, sont deux dieux qu’en faction

Mirent là les sorts ; ils s’inclinent très bas ;

Ils ne tremblent pas seulement de l’effort

Lorsqu’ils poussent l’huis avec peine et sueur ;

Le noir bronze crie ; il leur cède et pivote ;

Il faut bien deux dieux au travail pour cela.

L’un d’entre eux, d’un zèle inspiré par la peur,

Va devant Namtar par les larges couloirs.

Il parvient devant cette Reine sans fard,

Triste Ereshkigal qu’en son trône retient

Un deuil sans contours : elle pleure son fils

Que la mort ravit et pourtant ne daigna

Aux Enfers jeter où sa mère eut connu

Sa figure encore. Elle pleure sur lui

Les vivants en deuil et leurs morts pétrifiés,

Car parmi les dieux que la mort n’atteignit,

Elle seule sait les tourments du destin.

Devant elle, en foule, officient les agents

Des enfers, démons et divins mélangés.

« Terne Reine, dit le portier, gloire à Toi !

Ton Vizir revient te servir. Il conduit

Une troupe ici, sans ardeurs et sans voix. »

A ces mots la reine a levé son visage,

Elle parle ainsi, moins audible qu’un mort :

« Mon unique égal, imposé par le sort – 

Mon égal en force, en sagesse, et mon ombre

En pitié, en cœur, pour cela détesté,

Pour autant précieux, confident des sanglots

Qu’émet ma poitrine ! O Namtar, réponds-moi :

Qu’est cela qui vaut d’assembler maintenant

Les Anunnaki ? Que réclament les morts ? »

Séparant ses dents, le Vizir lui répond :

« Mieux que nul les fous te diront leurs raisons. »

Or voici qu’avance au-devant de la reine,

Esseulée, une âme agrandie de splendeur ;

Alexandre dit : « O Déesse estimée,

Dame Ereshkigal, si tu veux écouter,

Le repos troublé des esprits impuissants

Est sans doute nul d’importance en regard

De ce vœu qu’enfin j’aimerais te soumettre. »

Il s’exprime ainsi ; sur un signe il poursuit :

« Il y eut ces rois de Sumer, souverains

Aux destins qu’envient justement les mortels.

Etana qui fut le treizième des rois

A trôner après le Déluge fatal ;

Après lui, le fort Gilgamesh, plus fameux.

Je les sais ici qui gouvernent les morts,

En tous points pareils à leurs dieux immortels.

Ils cherchaient en vain, comme tous, le moyen

De garder la vie adorée dans leurs corps,

Pour cela sans fin, sans repos remuant

Du cosmos la trame et la chaîne, et son ordre,

Approchant de près les secrets du divin ;

En présent, ceux-là leur offrirent non pas

L’éternelle vie aux dieux seuls réservée

Mais la tâche aisée de régner aux Enfers,

Pour toujours plus vifs que ne sont les vivants.

De ces faits j’ai science assurée ; moi mortel,

Je réclame enfin d’obtenir cet honneur,

Transcendés en dieux dont ils jouissent toujours.

N’ai-je point soumis les cités des humains ?

N’ai-je point conquis les nations, l’horizon ?

N’ai-je point déchu de nombreux gouverneurs,

Des barbares sots, des rebelles à moi ?

N’ai-je point porté la couronne des dieux ?

Il n’est rien de moindre en ma geste, qu’aux leurs

Mes exploits, mes faits ont en gloire égalée. »

En ce point se tait. La Déesse répond :

« En tes jours, nul dieu ne dit rien qui eut pu

Changer ton destin. Ta nature à présent

Sans retour muée, n’est pour toi nul espoir. »

Le silence suit. Vainement Alexandre

Attend quelque mot ; il retient son courage

Et conquiert le vouloir de dire ceci :

« Comme Ishtar le fit, j’usurperai ton trône ! »

Et la reine : « Alors tu mourrais comme un dieu,

Et les dieux ne sont qu’ornement du néant. »

Et le spectre dit : « N’est-il pas un moyen

De trouver ici l’illusion d’une vie ?

Non, vraiment la mort n’est pas plus que néant !

Vanité des jours ! Car les peines vécues

Ne vaudront à nul, hors des pleurs éternels,

Récompense ou prix mesurés à son cœur ! »

A ses mots troublés, cette reine répond :

« C’est qu’ici venue, de pouvoir, sensation

Et sagesse une âme à jamais est privée.

Non, s’instruire, agir, privilèges vivants,

Ne sont pas le lot de l’esprit aux Enfers.

Sa nature ici le réduit au savoir

Qu’il acquit durant sa vivante expérience.

Entends donc : la vie dont t’accable l’espoir

Ne sera jamais. Tu n’auras de faveur.

Défunt roi, ce sort est cruel ; entre tous,

On te dit cruel plus encore. Qu’as-tu,

A ceux-là qui t’ont dans la mort annoncé,

Dans la vie qu’as-tu concédé qui fût bon ?

Qui d’entre eux vivant eut œuvré grandement ?

Quels hasards as-tu sous ta lance empêché ?

Or toi seul saura ce que peut le renom,

Ce par quoi, plus ferme et moins vif qu’un reflet,

Sous le ciel tu vis, insensible mais su ;

La conscience n’est rien de plus que cela :

Une science aigüe de l’image qu’on offre

Au savoir de l’autre, à ses sens abusés.

Tu oses ainsi me parler ! Tu ne sais

Ce que sont les vœux que renferme mon cœur.

J’aimerais pouvoir arrêter le Soleil – 

Impossible tâche, aucun signe ne sort

D'Irkalla – confier à son ouïe un message,

A l’espoir qu’à l’heure où de terre il surgit,

Il le porte au monde ! Et alors je dirais :

‘Je t’en prie, ô peuple, annihile tes rois,

Et ceci avant qu’ils ne puissent te perdre

A leurs mots, au son de promesses te lier !

Leurs projets, des tiens, ne diffèrent en rien.

Dans leurs mains pourtant ils deviennent toujours

Idioties, car oui, devenus absolus,

Bénéfices vains, ambitions détachées

D’un natal usage et la fin pour laquelle

Ils iront sans honte asservir leurs prochains :

Etre humain pensant, multitude sensible.

A quoi bon nourrir la conscience en l’humain

Si l’on peut toujours le traiter comme moins

Qu’un moyen grossier ? N’est-il pas évident

Que si la conscience est de soi la vision,

Elle est donc surtout connaissance de l’autre

En qui seulement se dessine le soi,

Comme n’est abeille une abeille sans fleur ?

Pour ce, nul ne peut tourmenter un vivant :

Ce serait, pour soi, nier le droit d’être libre ;

Et de même nul n’a le droit d’abréger

L’expérience unique : il faudrait se dénier

Jusqu’au droit d’avoir à la vie existé.’ »

Elle dit et tous, là-dessus, congédie.

On conduit dehors les esprits indignés.

L’un à l’autre on joint les énormes battants ;

Un dernier regard sur les portes polies

A chacun l’apprend : les Enfers se sont tus.

Alexandre va ; il descend par les rues.

Le deuil l’a saisi pour sa vie disparue.

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

5 mai 2021

Chant IV : Aux Sages

 

Iskender

 

Dastan fait silence. A ses mots n’est personne

En qui l’inquiétude assourdie ne résonne ;

Et la haine affleure. Alexandre d’abord

Se tut. Puis sa voix dans l'air prit son essor :

« Un pacte me lie par lequel je reçois

Le trône d’un règne au-dessus de vos rois.

Je vous prouverai n’en être pas indigne

Et je recevrai de vous-mêmes l’insigne

Au pouvoir duquel vous consacrez un règne.

Aujourd’hui, pourtant, éloquent homme, daigne

Accorder aux gens de nos deux compagnies

De pleurer Dara que la mort étreignit. »

Dastan consentit. Les deux traîtres livrés

Furent empoignés, traînés et enfermés.

Le cercueil quitta, qui le portaient, les dos

Et de mains en mains parvint jusqu’au tombeau

Où de la province on enterrait les rois.

On ouvrit au jour pour une ultime fois,

Au milieu de pleurs, puis ferma le cercueil

Et parmi les chants, les plaintes et le deuil,

On l’ensevelit. Refermé, ce caveau,

Jusqu’au jour où roi périrait de nouveau.

Alexandre enfin s’en retournant regagne

Au pied des remparts la fertile campagne.

Or les sages vieux du conseil de Dara

L’arrêtent, disant : « Toi qui tant honora

Notre suzerain, veuille donc recevoir

L’hospitalité qu’il nous est un devoir

D’accorder à ceux qui viennent par chez nous

De tous horizons. » C’est ainsi qu’à genoux

Ces gens respectant leurs usages anciens

Parlaient en un chœur à l’altier souverain.

Alexandre dit : « Jamais je n’eus le tort

De refuser d’hôte un comble de confort. »

Il dit puis foula, suivit des généraux

De sa compagnie que guidait un héraut,

La route tendue jusqu’au palais, demeure

Alors célébrée pour être la meilleure :

Elle s’élevait de la terre à la nue ;

Dans le monde alors toute chose advenue

Se trouvait marquée dans l’ornement des murs

En poèmes fins – des livres le plus sûr.

En la mosaïque et dans l’éclat du marbre

Etaient des motifs où le buisson et l’arbre

Ensemble mêlés convoquaient dans la pierre

Un jardin pourvu de vivante matière.

 

Autour du repas savamment préparé,

Chacun recevait la viande séparée

En égales parts. A vouloir on mangea,

Puis on but le vin pour lequel vendangea

Un bras laborieux. Quand on fut rassasié,

Les Perses de l’hôte enfin prirent congé

Et la réception maintenant achevée,

Alexandre dit d’une voix élevée :

« Hélas ! La fierté sans s’affaiblir conduit

L’Etat qu’un roi perse abandonne après lui.

Ici je ne suis vénéré de personne :

Appréciez la charge enviée d’une couronne. »

Or auprès du roi, parmi ses commandants,

Héphaïstion dit : « Toi, rustre prétendant

Qui n’as pas séduit ceux à qui tu ravis

Ces pays, tu n’es à leurs yeux qu’un subit,

Soudain changement : nul doute que leur foi

S’écarte de toi, ni qu’ils renient la loi

Qui te fait monter sur le trône des leurs.

Va par la douceur apaiser leurs rancœurs,

Convaincs-les au moins des dignes intentions

Sans lesquelles rien n’est plus qu’une ambition,

Abandonne-leurs ce qu’ils réclameront ;

Hausse ainsi ta gloire en abaissant ton front. »

A ces mots parla, debout sur l’assemblée,

Cratère dont l’ire alors la fit trembler :

« Certes, ta parole est sage pour un lâche.

Où t’as-t-on dicté que la gloire s’attache

A la soumission chez les preux de ce monde ?

Alexandre, ignore une rance faconde ;

Entends mon avis si tu veux le connaître :

Il y a du bon à soigner le paraître,

Aussi organise en la plus grande pompe

Un couronnement, qu’ainsi nul ne se trompe

Au sujet de qui tient la terre connue,

Et de rhétorique use sans retenue

Afin de t’allier quelques perses partis,

Grâce à ta puissance et ton or convertis. »

Il dit. En son siège Alexandre songeait.

Il parla sur l’air où l’écho s’allongeait :

« Vous qui avez dit et fait preuve d’esprit,

J’ignore vos mots, ce n’est point par mépris :

Je ne voudrais rien entreprendre durant

Le deuil de ce peuple ; il serait insultant

De le détourner par d’inquiétants sujets

Du regret de tout ce qu’un roi présageait.

En chacun de vous j’ai laissé ma confiance,

Il me faut pourtant éprouver ma patience,

Attendre et guetter, car le hasard peut-être,

Usurpant le nom de destin saura mettre

Un signe, une idée dans quelque événement :

Jamais à cœur mûr l’inspiration ne ment. »

Le roi séjourna dans ce précieux palais

A la restriction de ne toucher jamais

Au trône, vacant mais qui tant le brava.

Or le deuil passa comme l’hiver s’en va.

 

Un jour qu’il avait de tout Perse endossé

Le commun habit, il courut les chaussées

qui fendaient l'empire, allant seul sous couvert

D’être d’Alexandre un modeste émissaire.

Il voulait trouver dans les discours des champs

La sagesse occulte emportée par des vents

Qui n’atteignent pas les réceptions de rois.

Il venait ainsi, foulant plaines et bois,

D’un lointain palais sans un garde après lui.

Il advient alors sur la route qu’il suit

Que la faim le prend. Il fait halte et descend

De son bon coursier qui ne vit point le sang

De rudes combats. A portée d’un haut cri

Alexandre trouve un amandier fleuri.

Contenté, il va libérer sa monture

A proximité, la laisse à la pâture,

Et lui-même vient sous les branches s’étendre.

Il apprête l’eau, de même qu’un pain tendre.

Or à la musique harmonieuse qu’émet

Au-dessus de lui, tout proche du sommet

Ligneux et feuillu, des abeilles le chœur,

L’homme les écoute et prit d’une torpeur,

Contemplant le ciel, le voilà qui s’endort.

Bercé par la brise, il rêve de l’accord

Qui l’unit à l’herbe et qui fait toute chose

En ce bois, cette heure, idéale en sa pose.

Or il arriva qu’un serpent pour sa part

Tout près vint ramper. Point ne servit son dard,

Puisqu’il déroba le pain pour tout butin ;

Disparus, le ver et son humble festin.

La veille investit de ses cruels états

Les chairs d’Alexandre. Il vit qu’on emporta

Son dernier repas préparé de main d’homme.

Or ne voyant là ni grenade ni pomme,

Il se résolut à chasser par l’outil

Gibier mesuré à son grand appétit.

Le voilà parti en quête des reliefs

Que laisse une harde à la suite d’un chef.

Il trouva la voie par les bêtes tracée,

Y examina les signes du passé,

Jugea que non loin sa flèche trouverait

Quelque cerf puissant à tuer sous ce trait.

Il perçoit bientôt des cris, des feulements,

Puis voit, un bâton pour tout son armement,

Et la proie d’un lion, un vieillard qui protège

Un bêlant troupeau dont pour rien il n’allège,

Autrement aisé, son retrait lent et gauche ;

Il s’écarte alors que l’animal ébauche

Une vaine charge – elle manque et fait fuir

De faibles brebis. Or sur le fauve cuir

S’abat en silence une pointe empennée ;

Détourné, le lion, plus furieux que peiné,

Vers cet ennemi, vers Alexandre vient.

L’ayant attiré, le preux chasseur le tient

Pour touché déjà, car même ainsi distant,

Il a dégagé devant son arc le champ.

Il décoche un trait où va toute sa force,

En l’épaule entré qui transperce le torse.

Il faut telle plaie pour éloigner un lion

Si furieux. « Que dire à l’heure où un million

De mercis ne dit toute ma gratitude ? »

Ainsi parle l’homme en façon de prélude.

« O mon bon sauveur, que veux-tu pour le prix

Du péril certain d’où ton bras me sortit ?

Il y a chez moi ce que donne un troupeau

De grasses brebis et ce que sans repos,

Tire un paysan du sol qui le vit naître.

En toi, il me semble en tous points reconnaître

Un prince et je crains que cela ne pourrait

Combler pleinement tes désirs. » Il se tait.

Alexandre expose ainsi ce qu’il escompte :

« Un si grand salaire est au-dessus du compte.

Un autre paiement comblerait mon vouloir :

Je suis sûr que t’es familière une histoire

Inconnue des rois et que vous, d'une heureuse

Articulation, d'une forme ingénieuse,

Aux vôtres contez selon les occasions.

Veux-tu t’arrêter, d’une grande impulsion

Narrer un récit qui te semblerait seoir ? »

Et l’homme accepta, dans l’herbe fit asseoir

Alexandre et dit : « Ceci est un récit

Qu’un puissant, je crois, sans l’aimer apprécie. »

Et l’homme invoqua la science des siens

Versée dans un lai venu des jours anciens :

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

29 avril 2021

Chant III : Ce que l'on ne dédie

 

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Alexandre était depuis la veille roi.

Or il avait eu nouvelle de l’effroi

Où son père mort laissait son héritage – 

Un bien grand royaume usé par le partage.

Aussitôt la mort de Philippe connue,

Et comme soudain de fierté souvenue,

Thèbes ébranlait le joug macédonien,

Entraînant ainsi l’élan des athéniens.

Aussi Alexandre assembla son armé.

De sa force ayant cette image formée,

Il la conduisit sous les antiques murs

Contre quoi l’écho d’un rebelle murmure

Enflait pour changer en la haute rumeur

Qui ne s’affaiblit que lorsqu’un tyran meurs.

Ainsi s’amassa la foule des guerriers

Au devoir d’abattre en grands coups meurtriers.

Ils portaient sur eux la cuirasse, le casque

Et l’airain tranchant qui brillait sous la vasque

Inversée du ciel.

 

Venu de la cité

Un héraut parla, d'Alexandre écouté :

« Homme, qui es-tu ? Et que viens-tu chercher

Près des Béotiens qui vaille de marcher

Avec tant de gens ? Réponds, qui que tu sois. »

Alexandre dit : « Tu méconnais un roi,

Tel augure est fatal. Rapporte à tes chefs :

‘Alexandre arrive et compte pour très brefs

Les jours de la ville avant que ne la prenne

Un sort horrifiant même à lui qui l’amène,

Et jamais Thébain ne pourra reposer

Son âme meurtrie. Mais il veut proposer

Pour votre salut un marché régulier :

Sans délai livrez au séjour séculier

Ces traîtres au roi, Prothytès et Phœnix,

Ensemble comme ombre et clarté sur l’onyx.

Thèbes rachetée verra son indulgence ;

Autrement, Thébains, mourez dans l’indigence.’ »

Il dit. Le héraut revint donc sur ses pas,

Arpenta la rue, pénétra l’agora

Où les citoyens, de doutes accablés,

Pour délibérer se trouvaient assemblés.

Enfin il parla au-devant de la foule :

« A quoi bon un mot quand l’horreur le refoule ?

Artisans, guerriers, entendez ce que dit

L’étranger venu tels les pillards maudits

Assaillant la côte aux creux de noires nefs :

‘Alexandre arrive et compte pour très brefs

Les jours de la ville avant que ne la prenne

Un sort horrifiant même à lui qui l’amène,

Et jamais Thébain ne pourra reposer

Son âme meurtrie.’ Pourtant, si vous osez,

Mes estimés pairs, donner pour prisonniers

Prothytès, Phœnix, ces deux chefs contrariés,

S’ils veulent pour tous laisser leur liberté,

Ce roi nous assure et paix et sûreté. »

Il dit. Amyntas, n’attendant pas que croisse

En la foule inquiète un murmure d’angoisse,

Alentour déclare : « Alexandre a parlé.

En un mot la crainte à l’espoir s’est mêlé :

C’est pour notre orgueil un grand coup qui le dompte,

Et pour le pays une solution prompte.

Oui, c'est effrayant mais béni : le salut

emprunte parfois des voies inattendues

A vous qui vouliez l’unité des Argiens

Afin d’opposer leur puissance à qui vient

Des Etats voisins, assembler aujourd’hui

Nos peuples devient la tâche de celui

Qui seul sait rêver l'unité achevée

De monde. N'a-t-il, dans l'agora levé,

Déjà démontré par son habileté,

Sa force, son coeur et sa fidélité

Que chacun peut être, en étant né ailleurs

Qu’au pays d'Argos, des Argiens le meilleurs ?

Frères, vous pouvez vous aussi le comprendre.

Allons négocier, rendez-vous sans attendre. »

Et Prothytès dit : « Je ne sais que penser,

Es-tu trop naïf ou es-tu trop rusé ?

Nous aimerions croire en ta belle parole.

Elle sonne juste et pourtant n’est qu’alcool

Auquel engourdir les meilleurs jugements.

Nous soutiendrions ces desseins seulement

Sils n’assumaient point, pour précéder l’action,

D’oracles mortels la mortelle diction. »

A son tour Phœnix, des guerriers le plus vieux,

Parla : « D’un tel sort, qui pourrait être envieux,

Amyntas ? Donner à des Macédoniens

Le droit de régner en place des Argiens

Sur leur propre terre ? Et pour que s’accomplisse

Un plan si fautif, vouloir mon sacrifice

Et celui, cruel, de Prothytès en sus ?

Jeune fou, tais-toi. N’en demande pas plus.

Prétendre parler au profit de chacun

Pour ainsi salir le nom de bien commun !

Tu pèses des mots séduisants, cependant

Tous savent ton tort : il est trop évident.

Tu veux te garder et pour ce veux nous vendre.

Or saches ceci : nul ne pourra nous prendre

Avant que la terre en cette aire sacrée

Ne soit de ton sang aussitôt colorée.

Mais plutôt sois prêt à partir pour la guerre :

Aie l’honneur, au moins, de défendre ta terre. »

A ces rudes mots, Amyntas répondit :

« Nul mal ne m'est fait quand de moi l’on médit.

Thèbes pour vous seuls sans but s’est révoltée ;

Seuls consommez donc la peine récoltée. »

Des voix s’élevaient tels de petits îlots

Que l’absent avis entourait de ses flots.

Et c’est Amyntas qu’ainsi l’on approuvait.

Or à ce conseil masculin arrivait,

En la compagnie de suivantes âgées

Qui parlaient tout haut des peines présagées

Et des maux passés, l’âpre Timocléia.

Debout devant tous se tint-elle et cria :

« Thèbes mollit-elle, à se tenir inerte

Alors que les chiens travaillent à sa perte ?

Avez-vous vraiment jugé avantageux

De livrer les murs qu'ont bâtis nos aïeux ?

J’entends mon époux couché sous la poussière :

Il gémit, honteux, loin de toute prière.

Et j’entends trembler et gémir par milliers

Nos ancêtres hors des linceuls déployés.

Ne s’échoueraient donc mille générations

Qu’afin de former si laide déception ?

N’éprouveriez-vous un effroi sans pareil

S’il se produisait qu’une future oreille

Entendait conter la chute sans honneur

De notre cité, pour non plus que la peur

D’avoir dû risquer devant l’armée adverse

Un peu du confort dont l’indolence berce ?

A cette pensée, moi-même je frémis ;

Je redoute plus un fils qu’un ennemi

Et mes sœurs n’ont pas au cœur une autre crainte.

Allons ! Défendons, sauvons la noble empreinte

A laquelle tous sur Terre connaîtront

Ceux-là des Thébains qui le mériteront.

Pour ce je vous dis : Thèbes, prépare-toi !

Aux armes enfin vas défaire un faux roi ! »

Et l’on applaudit une telle parole

Et Phœnix gravit des remparts la corolle,

En armes vêtu, pour toiser l’adversaire.

Aux Macédoniens assemblés sur la Terre,

Il dit : « Vous ici venus chercher la mort,

Acceptez-la donc sans souffrir de remords.

Ne redoutez pas que mon armée recule :

Il ne fuit, celui que son honneur accule. »

Ainsi parlait-il, son âme encouragée.

Alentour la terre était-elle ombragée

Par un chêne jeune, alors, bien que robuste,

Alexandre avait plus solide le buste

Et l’esprit monté sur un ciel sans pareil ;

Ses membres à lui n’étaient pas en sommeil.

Alors il quitta son assise royale

Et couvrant son chef, monta sur Bucéphale – 

Un animal digne entre tous les chevaux

Qui en Thessalie couraient de riches vaux.

Un vieux condamné sut acheter sa grâce

En lui fabriquant son casque et sa cuirasse.

Il portait aussi la soie brodée, pillée

Chez un peuple artiste et conquis par le fer

D'une épée forgée par les plus appréciés

Talents corrompus dans les feux de la guerre.

Ainsi parla-t-il à ses hommes nombreux :

« Nous devrons frapper des nôtres vils et preux.

Qu’il en soit ainsi ; ces fous l’ont décidé.

Je n’aurai le front par les années ridé ;

Je serai marqué des fratricides coups

Que chacun pour moi donnerez à ce coût.

Votre bras, si même il frappait la chair sienne,

Angoisse ou pitié, que rien ne le retienne ! »

Il dit. Les Thébains sortirent de la ville,

Avançant en ordre, au nombre de dix mille.

Arrivait Phœnix au premier de leurs rangs

Avec Prothytès. Ils étaient les plus grands

D’entre les Thébains mais aussi les plus forts,

Ceux-là qui prenaient amende de tous torts

Dont était frappée la cité renommée ;

Aussi menaient-ils cette puissante armée.

Aux côtés du roi, portés par leurs coursiers,

Vont Héphaïstion et Cratère ; leur sied,

Toujours méritants et jamais ne faillant,

Cet honneur d’aller avec le plus vaillant.

Soudain les armées que le destin entraîne

Avec grand fracas se heurtent dans la plaine.

Au bruit de l’airain sur le cuir et les chairs

Répondent des cris ; le sang charge les airs,

Mêlé de poussière ainsi que de sueur.

Il voit de la vie une ultime lueur,

L’homme quand il choit, s’effondre sur la terre

Alors qui remplit sa bouche et le fait taire ;

Aussitôt son corps se détend, immobile,

Insensible enfin sous le sabot hostile.

 

Au milieu du jour les guerriers s’affrontaient,

Frappant de grands coups auxquels ils ripostaient.

Furieux entre tous, Cratère s’avançait,

Trempant dans le sang l’épée qu’il balançait

De tous les côtés, à chaque coup tuant,

Sa lance brisée, corps à corps se ruant.

Venait Prothytès, un vent impétueux

Sur un océan d’hommes tumultueux ;

De sa large lame il brassait les marées,

Si bien qu’il tuait par la peur inspirée.

Cratère le voit frapper et jeter bas.

Fendant au galop la mêlée des combats,

Il crie : « Cesse donc ton ouvrage de mort

Et viens affronter des hommes le plus fort ! »

Et Prothytès dit : « Au pire des guerriers

La meilleure mort, puisque tu l’as prié ! »

Prothytès s'élance ; il frappe alors qu’il fond,

A manqué son but ; l’ennemi lui répond,

qui lui porte un coup, fait éclater son casque,

Entame son os, lui mutile le masque.

Ainsi Prothytès mourut-il en ce jour.

Devant les Thébains survenant à son tour

Phœnix vit quel mal ce Cratère avait fait.

« Par moi, cria-t-il, chien, tu seras défait ! »

Et pleurant le sort de son plus cher ami

Au galop chargea ce terrible ennemi.

Cratère brandit son épée le premier ;

Son coup se perdit sur l’épais bouclier

Dont habilement Phœnix gardait sa chair.

Celui-ci frappa d’un fulgurant revers,

Sa lame fendit la cuirasse d’airain

Et tailla la chair juste au-dessus du rein.

Il levait alors son épée pour porter

Un ultime coup quand il fut arrêté ;

Car Héphaïstion le charge et désarçonne

Et lui même tombe ; ils n’auront de personne

Un secours ; debout, Phœnix vient – nulle trêve – 

Or Héphaïstion le voyant se relève ;

Il frappe Phœnix d’un coup porté au ventre

Et la lance aiguë dans le bouclier entre,

En le traversant vient percer la cuirasse ;

Encore un à-coup et la chair se crevasse.

Avec ses humeurs de Phœnix fuit la vie ;

Ainsi lui fut-elle en ce combat ravie.

Déjà le vainqueur vient aider son allié

Chu de selle, encore à grand-peine éveillé.

Gardés des Thébains par d’aguerris soldats,

Ils fuient tous les traits, échappent aux combats

Et gagnent ainsi cette tente accueillante

Où le guérisseur fait taire la béante

Et prodigue plaie. Cratère ouvre la bouche,

Il se dresse et dit, étendu sur sa couche :

« Ainsi voici l’heure, ou du moins je le crois,

Si de cette plaie je ne suis plus la proie,

Où je te devrais de m’avoir de la terre

Enlevé sans honte. Or d’amitié sincère

Entre nous ne fut et jamais ne sera,

Quelque soit le fait qui nous rassemblera.

Quelle en est, déjà, la raison ? A quoi due

Par la haine as-tu, ou ai-je répondu ?

J’aimerais pouvoir t’offrir mon amitié ;

Je ne peux qu’ôter de ma haine moitié. »

Et Héphaïstion : « C’est déjà, sois en sûr,

Un faveur vraie. Repose ta blessure.

Aujourd’hui en tous mes opposants battus,

Pour moitié la gloire à toi sera rendue.  »

Il dit et s’en fut, recherchant le Thébain

Pour qui arrivait le trépas sans dessein.

 

Or l’ensemble armé des rangs Macédoniens

Franchissait les murs comme s’ils étaient siens.

Eux couvraient de sang les murs et les paliers,

Fracassaient les os, gardaient les leurs entiers,

Tranchant de l’airain, frappant du bouclier,

Et nul n’eut contré si terrible métier.

Pour sauver ses gens, en vain l’on ralentit

De son propre corps les chevaux ennemis.

On fuit, on espère atteindre entre les sept

Qui percent la ville une porte où, défaite,

Une adverse épée n’aura pas pénétré,

Où soustraire aux fers ses enfants apeurés ;

Les sabots foulaient cervelles répandues,

Chairs ensanglantées et mâchoires fendues ;

Stérile la terre où tombèrent les pleurs

Car ces âcres flots auront flétri les fleurs.

Ainsi Thèbes fut en une heure réduite,

Et nul n’empêchait qu’elle ne fût détruite,

Enfant qu’en ce jour la chance abandonna.

 

Du haut de sa selle, Alexandre ordonna :

« Plus nul désormais ne s’oppose à mon règne ;

Allons, détruisons Thèbes, que l’on me craigne ;

Aux fers les vivants et le feu pour les morts. »

Il dit. Mais alors lui parvint ce rapport

Qu’un lieutenant fit, menant une captive :

« Alexandre, vois : à présent inactive,

Elle est, cette dame, aux dires des Thébains,

Celle-là pour qui le sang rougit les bains

De la ville ; elle est Timocléia que toi

Tu devras juger dûment selon la loi. »

Voyant cette femme à l’allure si fière,

Alexandre dit : « Réponds-moi, prisonnière,

As-tu quelque mot qui dise sûrement

Comment te juger, te punir justement ? »

Et Timocléia lui fit cette réponse :

« En roi tu voudrais qu’un fait cruel t’annonce ;

Il n’est à mes yeux qu’un fait cruel de plus :

Quatre années plus tôt, mon mari fut élu

Par tous pour mener les Argiens à la guerre,

Aller au-devant de Philippe ton père.

Athéniens, Thébains, rassemblés par l’urgence,

Avaient résolu d’arrêter son engeance :

Ils s’étaient unis pour la voir détrônée,

Marchèrent ensemble et c’est à Chéronée

Que se firent face Argiens et conquérants.

Toi-même, étranger, tu marchais dans leurs rangs.

Ma peine, les tiens en mon cœur l’ont gravée

Lors de ce combat et de haine aggravée :

Philippe tua Théagénès, l’époux

Qu’aujourd’hui je pleure avec ces yeux jaloux ;

Jaloux de te voir, entre tous si glorieux,

Obtenir ma terre en un acte furieux

Tel jadis Philippe exigeant qu’en sa paume

A grands coups sanglants l’on remît le royaume.

Il faut que mon peuple à présent me haïsse.

Il n’est pas de vie que le malheur n’emplisse ;

Eh bien ! de ces maux, un peu plus font mon lot.

S’il me faut subir les suites du complot,

Saches que, dressée contre ta royauté,

Je désirais rendre à Thèbes sa fierté. »

« Ton orgueil, répond le roi, me démunit.

Va, Timocléia, il t’a déjà punie. »

En rien ravisée, cette dame n’implore ;

Elle reste droite, à ce roi dit encore :

« Etranger, vois donc : cet homme prévenu

Par des fers glacés se trouve détenu

Contre toute loi. Il a réputation

D’avoir soutenu ta première ambition,

Ton dernier succès, et toujours t’es loyal. »

Où le tyran dit sous un jour plus cordial :

« Pour la trahison quelle autre récompense ?

Homme, la crois-tu profitable dépense ?

Apprends-moi ton nom, raconte-moi pourquoi

Je te pris tantôt à marcher contre moi. »

De l’homme il reçut cette réplique sure :

« Amyntas est lui que ta noble stature

Ecrase. Il est vrai, tout haut j’ai protesté

Contre qui voulait risquer de t’irriter.

Mais un faux conseil, hélas, nous a trompé

Sur lequel la guerre aussitôt a frappé.

Je restais assis là où Thèbes courait,

Demeurais pensif lorsque Thèbes mourait.

Or Timocléia, toujours en l’agora,

Pleurait la cité que le monde adora.

‘Traître ! me dit-elle. Indigne âme perdue !

Tu restes assis quand la tâche est ardue !

Où donc, Amyntas, est tombé ton orgueil ?

N’aperçois-tu pas l’ennemi sur le seuil ?

Qui de tes prochains n’est pas allé combattre

Ou n’est menacé ? L’ennemi veut abattre

Et murs et piliers, détruire ta cité,

L’arracher du sol et l’y précipiter.

Permets-tu que coule autant de sang Thébain

Ou n’as-tu pour lui jamais eu que dédain ?’

‘Tu es redoutable, âpre Timocléia,

Dis-je, car jamais de ceux que tu prias

Nul n’eut ignoré ta voix empoisonnée.’

Et je vins fouler la jeunesse fanée.

J’avais oublié tout de ma volonté

Et je combattis comme un traître éhonté.

Pourtant quand je vis le puissant Alexandre

Effrayant de force, alors je dus me rendre.

Ainsi je me trouve à genoux devant toi,

Humble et malheureux, bientôt privé d’un toit :

A présent tu veux effacer de la Terre,

A jamais perdue, ma cité millénaire !

Aie pitié, mon roi, de Thèbes l’incertaine !

Elle t’es soumise et redoute sa peine. »

Alexandre dit : « D’une parole juste,

Ainsi que par l’art un bijoutier incruste

En l’or des joyaux, tu perças ma conscience,

Et je veux t’offrir un gage de clémence :

Accepte en présent un domaine excellent,

Autant de chevaux et de bœufs aux pieds lents

Qu’il peut en nourrir, des vignes et du blé ;

Oui, de tout cela ton cœur sera comblé. »

Amyntas osa : « Tu ne rendras ma vie

Sans gracier aussi mes parents et amis. »

« Point. J’humilierai sous un terrible aspect

Ceux-là qui tantôt me déniaient le respect.

Pour aucun obstacle et devant nulle crise

On n’arrêtera mon unique entreprise

Et la cause en est qu’il me faut honorer

Par tous les moyens un ancêtre admiré,

A force d’exploits lui qui marqua l’Histoire

Et qu’une épopée de façon méritoire

Illustre en premier entre tous nos héros ;

C’est lui qu’il me faut surpasser au plus tôt.

Ne m’empêcheront ni pardon ni rançons

Et m’est bien égal le jour dont les chansons

Illumineront mes maudites actions

Tant que m’est permis un pas en direction

De l’unique but vers lequel tout doit tendre,

Auquel le destin nous conduit sans attendre,

A quoi les hasards déjà sont agencés ;

Tout autre désir est un vœu d’insensé. »

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

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22 avril 2021

Chant II : Aux Affligés

 

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Alexandre avait tout autour de la mer,

Fort plus étendu que sous le ciel l’hiver,

Mis un joug puissant assuré par la crainte

Un jour devant lui d’être sujet de plainte.

Il avait soumis les villes, la campagne

Et pris le désert, la côte et la montagne.

A cette nouvelle et dans l’encre du soir,

Dara écrivait, vaincu par le devoir :

« Conquérant qui vas plus lourd que la tempête

Et qui prends le monde au bruit de ton trompette,

En ce jour fais halte ; accepte de connaître

Un désir royal coulé dans une lettre :

Il faut pour un roi parfois laisser l’honneur

S’il veut assurer que règne le bonheur

Chez les innocents dont il a la confiance ;

Il gagne autrement pour prime leur défiance.

Et si la défiance encore est le seul prix

D’un pari risqué, d’un arrêt incompris,

Sans même laisser m’effleurer le regret

Je veux l’accepter. Quel vrai roi n'y est prêt ?

Un remède n’est, si pénible soit-il,

Pas pire que tout ce qui le rend utile

Et moi, Roi des rois qui règnent sur la Perse,

A renfort de pleurs sur la plaie je le verse.

Alors Alexandre, arrête tes armées :

Mes terres bénies ne te sont plus fermées.

Considère tiens le pays qui tomba

Dans l’épreuve amère à l’heure du combat,

Que nul, désormais, n’ignore ta grandeur ;

Quant à moi, je suis ton humble serviteur. »

Ainsi voulait-il par son cœur humilié

Gagner pour les siens une neuve amitié.

Un courrier choisi pour aller la remettre

Aussitôt reçut la charge de la lettre.

Au pas d’un cheval il s’en fut, solitaire,

A travers la plaine, au loisir de se taire.

Il voit au matin les tentes d’Alexandre ;

Au gré des hasards qui vinrent les répandre,

En place de sable elles font le désert.

Là, le bronze mime au moyen de lumière,

Echoués sur la Terre où cesse leur parcours,

Les astres filants. L’homme dit alentour :

« Menez-moi au chef qui guida jusqu’en Perse

Autant de guerriers : Dara veut son commerce. »

On le conduisit au royal pavillon

Pareil au lapis parmi les gravillons.

A l’ombre siégeait ce roi des étrangers,

Comme autour de lui l’univers arrangé.

Alexandre dit : « Si tu le veux, reçois

Avec le vin doux les bons mots que perçoit

Un homme efficace avant même un salaire. »

Et le courrier but d’une coupe solaire

Un breuvage noir comme un rubis serti.

Or le roi lisait les mots du repenti

Puis dicta : « Rapporte à ce roi de l’orient :

‘Fortuné Dara, tu vins en me priant

Tantôt d’accepter avec ta soumission

La paix pour les tiens ; loin de la perdition

Par un sage choix tu guides ton empire

Et tu es couvert de la grâce qu’inspire

Une action si grande où tu te vois réduit.

Quant à ton présent, j’en suis déjà séduit :

Voici la beauté des pays de l’orient !

Austère figure où des sons si riants

Réjouissent l’oreille – inconnu réconfort !

De curieux parfums, impalpables trésors,

Et d’étranges mets avec d’étranges tons

Font la symphonie qu’en l’air nous ressentons ;

C’est donc la beauté des pays de l’orient !’ »

Il disait cela sous le zénith brillant.

Le courrier reçut le droit de séjourner

Au camp d’Alexandre. Or pour rien détourné,

Cet homme zélé voulait voir approcher

De sa fin sa tâche avec sa chevauchée.

Pour Dara son roi, chargé de ce crédit,

Il voyagea donc de midi à midi.

Il fendit la ville et, descendu de selle,

Il dédaigna l’eau, la viande avec le sel,

Tout bienfait qu’on offre au voyageur lassé

Et dans le palais entra sans s’annoncer ;

Venu sous le trône, avant titre et louange

Au roi déclara : « La fin de ton échange

Arrive avec moi ; voici scellé ton pacte. »

Et rapporta tout de sa mémoire exacte – 

Il n’y aurait rien ajouté ni déduit.

A ces mots Dara s’affligea : « Aujourd’hui

Je cède mon trône à qui le réclama ;

Je sers l’étranger contre moi qui s’arma.

Si l’apprend mon frère ou d’un mot le devine,

Il arrêtera le coup que je dessine – 

Il ne craindrait point même un roi qui se fâche ;

Agissons alors avant qu’il ne le sache.

Ancêtres, fermez à ma honte vos yeux !

Loin de moi, tournez vos faces vers des lieux

Où trouver, sans doute, un spectacle plus digne,

En quelque horizon ou sous sa courbe ligne ! »

Ayant dit, Dara descendit de son siège

Et baisa la terre où l’os se désagrège.

On fit amener pour lui ses conseillers.

Mahyar était l’un, Janushyar le dernier.

Ils venaient bientôt devant le souverain,

Présentant leurs vœux : « Que ton cœur soit serein :

Tu es notre roi, sur nous tous le plus grand,

Et nous t’exauçons – noble et gueux, tous servants. »

Ainsi louaient-ils le roi de leurs contrées.

Dara s’exprima : « Vous ici qui entrez,

Je veux partager la nouvelle d’un mal :

Le voici qui va comme un vent vespéral,

Le dernier jour perse au nom de ses enfants

Car notre ennemi sur tous est triomphant ;

Sa route n’a pas de mesure en distance ;

Il la compte en faits qui marquent sa puissance.

Or voyant qu’à rien ne sert de résister

Tant qu’à sacrifier des hommes déroutés,

Je lui proposai ce pacte regrettable :

Il reçoit de moi mon trône vénérable,

En retour chez nous il étendra la paix.

J’irai dès demain hors de nos murs épais

Céder ma couronne et remettre mon arme.

Informez le peuple et s’il verse une larme,

Oui, qu’il sache au moins toute cause authentique

Et point ne regrette une grandeur antique :

Un âge est perdu comme va la saison ;

Qu’au moins deuil en paix soit neuve floraison. »

Aux soupirs du roi, devant ses graves pleurs,

Ses vieux conseillers déclarèrent en chœur :

« Nous sommes tes fils, la Perse est notre mère

Au sein débordant de grâce et de lumière.

A cet étranger apprends à révérer

Son doux front, ses mains – dures mais adorées. »

Ainsi parlaient-ils en un ton moins soucieux

Que n’étaient leurs yeux. Or restaient silencieux

Avec Janushyar Mahyar entre leurs pairs.

Le conseil tenu, chacun au saphir clair

Du soir s’en retourne et Janushyar dans l’heure

Emmène Mahyar vers sa haute demeure.

Il l’arrête enfin au secret d’une porte.

En premier, Mahyar ainsi parle et l’exhorte :

« Est-ce le pouvoir d’un régnant sur la Perse ?

A tout conquérant céder route et traverse

Et finalement livrer de sa grandeur

Ce qu’il épargna, ce lâche sans ardeur ?

Il faut l’empêcher, même au prix d’un cadavre,

Et sitôt pousser l’étranger vers le havre.

Alors seulement nos champs seront gardés

De qui prend déjà ce qui n'est à céder. »

Il dit. Janushyar répondit : « Dans l’horreur

J’entendis ce lâche exprimer sa terreur ;

Il veut nous trahir, invoquant la sagesse,

Alors qu’il ne peut nous cacher sa faiblesse.

Assieds-toi, Mahyar, et décide avec moi

Quoi donc accomplir contre un décret de roi. »

Et toute la nuit ils restèrent assis,

Pensifs jusqu’à l’heure où le ciel s’éclaircit.

 

Le soleil n’avait sur les champs d’oliviers

Pas encore point. Dans l’onde des viviers

Clairs et frémissants, le vent jetait les grains

De sables levés en des pays lointains.

Janushyar, Mahyar, quittèrent leur assise

Et, tels les vautours de leur proie déjà prise,

Approchaient du roi devant le haut palais.

Ainsi virent-ils alors qui s’assemblait

La grande armée perse. Au rythme de tambours

Comme décomptant une marche à rebours

S’ébranla bientôt la masse des soldats.

Précédée du roi, cette armée parada

Par la grande rue jusqu’aux portes fermées.

La foule suivait, par ce bruit alarmée.

S’approchant à pied du cheval de Dara,

Dans un souffle sûr Janushyar déclara :

« Si tu le permets, un mot, mon souverain :

Pour te présenter à ce conquérant craint

Ne prends avec toi qu’un homme de sagesse,

Abandonne ici tout signe de hardiesse ;

Aie donc pour seul plan toute simplicité,

Veuille t’habiller de sobre humilité.

Tu veux sa clémence : ainsi tu l’obtiendras. »

Il dit, et Mahyar à son tour assura :

« Mon roi, nous venons t’offrir notre soutient.

Nul travail plus grave ici ne nous retient. »

Dara répondit : « Sans honte je l’avoue,

Mes chers conseillers, des hommes tels que vous

Font un roi plus grand qu’il ne l’est par lui-même.

Allons donc tous trois avec le vent qui sème

Aigrettes et sable. » Pour eux sortis du clos,

Trois blancs étalons partirent au galop,

Défiant le tonnerre. A la moitié du jour,

Quand il n’y eut plus que désert alentour,

Janushyar brandit une dague d’acier,

D’un coup en frappa le royal cavalier.

Par le sang l’éclat fut terni du métal

Qui jeta, statue chue de son piédestal,

Le roi sur la terre et fit trembler le monde ‒

En Chine, est-il dit, on en ressentit l’onde.

A ses pieds, Mahyar, souillés de sang saisit

La massue des rois, la couronne rosie,

Puis il remonta sur sa selle dorée.

 

Les deux conseillers atteignirent l’orée

Du camp où veillaient les soldats étrangers.

On vint accueillir ces nouveaux messagers,

Avec mets et vin combler ces voyageurs

Et leur rendre dus à leur rang les honneurs.

L’abri d’une tente accueillit leur traîtrise

Avec les trophées de leur triste entreprise,

A l’heure où le jour s’écoule sous la nuit

Comme l’onde au fond de la clepsydre fuit.

Là le roi daigna enfin leur apparaître

En son trône et dit : « Je pensais reconnaître

Avec vous Dara, maître de votre empire.

Est-il une cause impossible à prédire

Au nom de laquelle il cache sa présence ?

Est-ce par pudeur ? Ou est-il en souffrance ?

Amis, répondez sans mensonge ou détour. »

Et les conseillers lui tinrent ce discours :

« Roi des étrangers, nous t’offrons un présent :

En ton nom Dara sur la terre est gisant.

Voici sa couronne et la lourde massue

De Darab son père autrefois qu’il reçut.

Nous ne l’ignorons : tu veux pour ton pays

Vengeance d’un fait impunément vieilli ;

Nous nous souviendrons que tu vengeais tes gens

D’avoir dû souffrir de perses contingents.

A présent qu’enfin ton adversaire est mort,

Roi, retourne-t-en, détourne ton effort

De notre pays, au-delà du détroit,

Loin de ce rivage où l’enfant perse croît. »

Mahyar poursuivit : « Il sait ce pays fier

Parmi les plus grands, celui qui le conquiert. »

Janushyar encore : « Entends, c’est la raison

Qui nous fait jeter loin de nos horizons,

Sans égards, sans crainte et sur tant de passion,

Ton peuple violent avec ses prétentions. »

Ils dirent. Le roi, demeuré silencieux,

Gémit en baisant les insignes précieux ;

Il fit apporter aux hôtes étonnés

Une coupe si bellement façonnée

Que l’or et l’argent et les joyaux parfaits

Dont elle était pleine y paraissaient surfaits.

« Dites, s’enquit-il, si cela semble un prix

Juste pour un meurtre, ou me suis-je mépris ? »

Immobiles, cois, le cœur émerveillé

Se tinrent les fous justement terrifiés.

Le roi dit aussi : « Dara, pardonne-moi !

Tu étais trahi et j’accusais ta foi !

Que ces deux impies soient saisis à l’instant !

Moi je pars trouver, je l’espère vivant,

Dara délaissé dans ce vaste désert. »

On mit sans délai de lourds anneaux de fer

Aux cous, aux poignets des hôtes ; Alexandre

A cru, empoignant le crin et sans attendre

Enfourche le bon et puissant Bucéphale ;

A son seul galop au vent même il s’égale

Et sème la suite en hâte dépêchée

Pour garder le roi durant sa chevauchée.

Il trouva Dara respirant sur le sol,

Son habit royal entaché jusqu’au col

Du sang que le creux de l’âpre hémorragie

Comme sur la braise épanchait sur sa vie.

Alexandre vint au côté du mourant,

Le prit sur son bras et lui dit en pleurant :

« L’amère fortune ignore toute usure :

En ce jour frappa ce malheur sans mesure !

Alexandre est l’homme aujourd’hui qui te pleure

Et te reconduis vers tes gens, ta demeure. »

Et Dara gisant sur ses ors et le sang

Aussitôt parla dans un souffle pressant :

« Me voici couché sur la terre vorace

Et tel tout défunt dépouillé de ma grâce.

Ecoute, mon roi, d’un mourant la prière,

Aujourd’hui reçois ma parole dernière.

Il reste un traité qu’il nous faut respecter :

Contre ma couronne une paix méritée.

Je n’ai plus de honte à te céder mon trône ;

Obtiens-y ta place, y refais l’heure et l’aune.

Accorde pourtant à mes nobles parents

D’avoir ma dépouille, et contre un roi errant

Prodigue à mon peuple un souverain chanceux. »

A ces derniers mots, Dara ferma les yeux.

Le corps ramené du roi sur un brancard

Au camp fut couvert d’un excellent brocard – 

On avait rincé les plaies à l’eau de rose

Et de camphre enduit cette dépouille, enclose

Enfin dans sa bière. Alexandre jeta

Son manteau royal, de poussière gâta

Sa couronne d’or. Son camp fut démonté,

Toute son armée levée pour escorter

Dara dans les pleurs.

 

Au-dessus des vallées,

Des bergers veillaient avec leurs chiens zélés

Sur de grands troupeaux de chèvres, de béliers

Qui broutaient des monts les verdoyants colliers.

Comme d’un volcan sort une obscure haleine,

Ils virent monter du milieu de la plaine

Une ocre poussière, opaque et répandue ;

Du désert aux champs s’était-elle étendue.

Qu’était-ce ? Un troupeau regagnait-il la ville ?

Un convoi marchand recherchait-il asile ?

Enfin, quoiqu’il pût au loin se dérouler,

Ils devaient encore avec leurs chiens zélés

Guider leurs troupeaux de chèvres et brebis

Qui broutaient des monts les ondoyants habits.

 

Le roi fut conduit à Estakhr, cette ville

Où vivaient, tenus d'y passer leur exil

Sa mère, son frère et tous ses conseillers

Distingués par l’âge ou du moins le métier

De lire le ciel. Ici donc on l’emporte.

Etant seul venu devant la haute porte,

Alexandre à pied dit aux hôtes des lieux :

« Vous qui foulez l’herbe et déchiffrez les cieux

Du pays, je suis Alexandre portant

Avec ce cercueil message dévastant :

Mort est votre roi. Mon œuvre n’y fit rien ;

Il mourut des coups d’hommes parmi les siens.

Je dis vrai ; assez l’Histoire nous l’apprend,

Il n’est de sûr lien pas même entre parents.

J’apporte aujourd’hui ces ministres sans foi

Pour vous les livrer avec le corps du roi. »

Clair comme en un mot le deuil qu’elle dénote,

Une trompe en l’air fait voler une note.

Aussitôt la ville aux remparts accourut.

L'étranger trouva que chacun l’avait cru

Lorsque s’écarta la porte devant lui,

La foule endeuillée pressée derrière l’huis

Pour se lamenter, chanter une prière.

Arrivait Dastan, du roi l’unique frère.

En fils dévolu, point qu’elle n’achoppât,

Il guidait le pied et soutenait le pas

De sa vieille mère : avec la vie d’un fils

Tout l’avait quittée, l’expression, l’artifice,

Et de la parole art et intelligence.

Et Dastan semblait avoir perdu le sens,

Entre tous pleurant, se griffant la poitrine

Et de ses bijoux jetant jais et citrine.

Il criait ces mots taillés dans la douleur :

« Va-t-en, conquérant ! Toi seul fis nos malheurs !

Pour la fin du roi, tu mérites la mort ;

Pour l’avoir trompé châtiment pis encore !

On m’apprit tantôt l’irréfléchi projet

Où Dara, encore avant-hier, t’engageait :

Avec tes soldats tu nous vins réclamer

Nos terres, nos toits et te veux acclamé ?

Des Perses aucun ne souffrira l’outrage ;

Ils ont trop de cœur pour fuir devant l’orage,

Et cela fait part de toute leur histoire,

Un récit sans fin qui souligne leur gloire

Et mériterait la forme d’un poème

Ainsi que l’on orne avec argent et gemme

Un bras adoré. Un homme de talent,

Certes je le crois, sacrifiera le temps

D’une entière vie à mettre perfection

Dans ce monument, de telle confection

Qu’il vivra toujours. Je ne peux accepter

Qu’un jour ton histoire y soit aussi contée

Car d’un tel récit je connais l’ouverture ;

Amis, entendez cette horrible aventure :

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

15 avril 2021

Chant I : Aux Poètes

 

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On croit qu’il y eut de poèmes au monde

Autant que d’esprits jamais que l’on ne sonde ;

On croit que certains, anciens ou nés à peine,

Aux hasards livrés ainsi que toute graine,

On croit que ceux-là transformèrent des vies.

De creuses vallées en montagnes gravies,

On croit que certains formèrent des nations,

Eclos pour servir ou non cette ambition.

On sait que les autres se turent trop tôt.

Nul ne peut aux jours rendre un seul de leurs mots.

Le silence où joue la musique du monde

Est leur seul ouvrage : y songer tant que gronde

En nous la rumeur de la vie est l’hommage

Unique qu’on puisse offrir à leur passage.

Il y eut ces chants et livres d’autrefois,

Vastes épopées. Entre ces œuvres trois

Recevront hommage en de passionnés vers

Qui n’égalent point ni n’approchent par l’air

Ceux des maîtres vieux avec qui tout advint,

Homère le père avant tout écrivain,

Vālmīki, l’ascète observant les écrits,

Ferdowsi, mémoire antique d’un pays.

Au premier poème assemblé par un scribe

Et que ses tombeaux livrent bribe par bribe,

Enfin, je voudrais, après ces Traditions

Vivantes offrir tribut sans prétention.

Pour ce je dirai comme en l’or ou l’émail,

Le Grand Alexandre et l’unique travail

Qui seul de douleur combla son existence ;

Entendez ainsi ma voix sur le silence.

 

En un lointain siècle à présent effacé,

Alexandre avait depuis peu trépassé.

Dans l’ombre d’un temple, à sa dernière action

S’était affronté le feu d’une infection.

Lorsque de sa face eut fuit le moindre éclat,

Dans le haut palais auquel pendait l’Etat

S’unirent ses chefs en quête d’un accord

Quant au moyen bon pour honorer son corps.

Or ces gens étaient Indiens, Perses et Grecs

Qui ne connaissaient pour le jeu des échecs

De règle commune ; il faut qu’en politique

En ce jour chacun ignorât la pratique

Eclairée d’un seul et partagé langage.

Un accord, pourtant, fut trouvé dans l’usage

Egal des parties de trois rites prescrits

Quand tombe la chair et quand se tait l’esprit,

Rites grecs, indiens et perses au service

Unique d’un grand et singulier office.

On l’avait permis car un homme dressé

Avait à ses pairs ce poème adressé :

 

Alexandre au bord du fleuve Hydaspe en Inde

Etait arrêté. La discorde qui scinde

Et refonde clans, familles et nations,

Avait sur son camp jeté la partition.

On avait chargé de voraces bûchers

De corps dont la vie se trouvait détachée ;

Non plus immortels par l’apprêt de leur sort,

Ils n’avaient craint rien ni l’arrêt de leur mort ;

Leurs cendres tremblaient sous l’aube rougeoyante.

En d’humides lieux où ne pleut ni ne vente,

Alexandre avait guerroyé pour un but

Dont autant de vies composaient le tribut :

Il avait vaincu Paurava des Indiens

Mais avait perdu pour ce coup le soutien

De la compagnie qu’il avait entraînée

Depuis son empire et partout égrainée.

A ses ordres nul n’avait plus obéi

S’il s’était agi d’arpenter ce pays.

Le roi, par ses gens étroitement cerné,

Révélait son doute en parole incarné :

« Vous, nombreux soldats devant qui je marchai,

Vous, mes Compagnons avec qui je chargeai,

Et vous, cuisiniers toujours félicités,

Femmes aux travaux toujours complimentés,

Pages, serviteurs aux œuvres de mérite,

Est-il un projet qui vaille qu’on m’irrite ?

Allez-vous m’en dire une cause sensée,

Exprimer en mots une juste pensée ?

Ou bien n’est-ce là que caprice stérile

Inspiré chez vous par un motif puérile ?

Hommes, femmes, tous ! Que chacun fasse urgence

Et sans rien cacher dise sa doléance. »

A ces mots, un homme enfin se présenta,

Dit ce que son cœur de pensées enfanta :

« Ne vois-tu donc pas que notre airain verdit

Sous l’air du pays où ton choix nous perdit ?

La forêt ne peut nourrir tous tes guerriers ;

Devraient-ils manger leurs propres destriers ?

Nos chevaux, si fiers et puissants autrefois,

Ne sont plus que cuir sur des os sans nul poids.

Que porteront-ils s’ils ne lèvent leurs dos ?

Nous-mêmes, mon roi, réclamons le repos.

Nos armes brisées ne nous défendent plus,

Nos membres usés de vieux coups sont perclus.

Vois la fière armée qui partit avec toi :

C’était autrefois. Aie pitié, Ô mon roi. »

Et l’homme partit ; un autre s’avançait

Et dit ce qu’alors en son âme il pensait :

« Ne vois-tu donc pas ? Nous sommes épuisés.

Nous avons pour toi dans nos forces puisé

Pendant dix années ; nous avons délaissé

Nos maisons, nos cours et nos lits pour presser

Nos membres chargés de travaux comme d’ans.

Même si jamais nous ne fûmes perdants,

Ton grand enthousiasme a quitté tes soldats.

Tu déploreras que l’effort se solda,

Après tant d’années, par un lâche abandon

Et nous implorons d’un héros son pardon.

Aie pitié, mon roi, de nos membres brisés :

Ils ont déjà fait ton renom si prisé. »

Et l’homme partit ; une femme venue

Dit ce qu’elle avait au secret retenu :

« Ne vois-tu donc pas ? N’est-ce le bout du monde ?

Ici nous serions, si la Terre était ronde,

En Grèce déjà. Tu vis et tu soumis

De nombreux pays mais tu ne te permis

Jamais le repos que méritent, c’est vrai,

Même les plus forts. Certes tu ne jouirais

D’avoir accompli tel ouvrage en ta vie

Qu’au jour de goûter aux mets dont est suivie

La gloire semée dans l’effort enfiévré.

Alors tu pourrais de fierté t’enivrer.

Nous avons parlé, glorieux et puissant roi,

Mais ne sommes rien. Vois seul si tu nous crois. »

Ainsi parlaient-ils, reculant à présent,

Aussi Alexandre approchait en disant :

« Certes, ce sont là mensonges sans substance.

Il me faut pourtant pardonner cette offense

Et réitérer mes ordres : amassez

Les biens, repliez les tentes, ramassez

Les armes ; allons : il reste du chemin. »

Il dit. Ne voyant s’activer une main,

Alexandre prend sur sa cuisse sa lame :

« Obéirez-vous ? N’êtes vous prompts qu’au blâme ? »

Or parmi la foule également on s’arme.

Un silence éclate aussi fort qu’une alarme.

A cela, captif, assistait Paurava,

Ce guerrier qui vint et l’ennemi brava

Avant de tomber sous des coups trop nombreux.

A l’entrée du camp, l’orée d’un bois ombreux,

Dix soldats gardaient sans le secours d’un lien

Ce prisonnier grave et d’un noble maintient.

Avant que le roi ne tuât tous ses gens,

Il dit, s’approchant en vingt pas diligents :

« Quel roi reste aveugle aux peurs où son envie

Pousse tant de gens effrayés pour leurs vies ?

Quel roi reste sourd quand rempli de bon sens

Son peuple enhardi rappelle l’évidence ?

Et comment soustraire à la raison le lien

Qui unit ta troupe aux souffrances des miens ?

Ce que ton armée de ce pays prélève,

Animaux et grain, ce qu’irrigue la sève,

En retour cela vient pour nous à manquer ;

Et les coups donnés à ceux dont est flanqué

Ton corps au combat n’ont été que rendus.

Sache reconnaître une cause perdue.

Aussi bien tu peux user ce qu’il advient

Pour sans un regret détourner des Indiens

Ta domination. Retourne en tes contrées

Et laisse sans toi nos pays prospérer.

Aujourd’hui ton peuple, il semble à ta surprise,

Oppose à tes pas injustes et cruels

Un vœu sage et bon. Inspire à ses appels

Ton cœur endurci ; retourne d’où tu viens

Et toi-même sois convaincu d’agir bien. »

Le roi répondit à cœur si perceptif :

« Voici biens des mots sensés pour un captif !

Que sais-tu, vraiment, des projets que bénit

Mon cœur, des raisons longuement définies

Qui me montrent l’Inde et me font convoiter

Cet ancien pays ? Ou puis-je miroiter

Tant de mes désirs que tu saurais juger

Par le sens commun un esprit étranger ?

Si nul ici n’a si grande prétention,

Que l’on m’obéisse et sans opposition,

Sans plus un délai que chacun se prépare !

Il faut accomplir ce matin le départ ! »

A cela, Cratère en ces mots renchérit :

« Les raisons, leurs prix, entiers te furent dits ;

Ton peuple et tes chefs sont unis en ce point :

Quelque soit ton vœu, nous n’irons pas plus loin. »

Ainsi parlait-il. Par la brise averti,

Le fleuve se tut quand le roi répondit :

« Que vous reste-t-il d’honneur et de fierté ?

Me priverez-vous de toute dignité ?

Resterez-vous donc sans cœur, sans connaissance,

Assis sur la grève où toute vie commence ?

Il n’a pas vécu, cet homme insatisfait

Qui meurt au regret de ce qu’il n’a pas fait.

Moi je veux d’un rêve éprouver l’aventure,

A ce vœu vouer de ma vie l’envergure – 

Un souhait de grandeur, humaine vanité,

Car je désirais unir l’humanité !

Qui peut tolérer l’univers divisé ?

Cet ordre physique était à réviser :

J’abandonnai tout au travail : la douceur,

Ma paix, car enfin je rêvais de grandeur – 

Mais qu’en savez-vous ? » Et détourné des cieux

Alexandre alors disparut à leurs yeux,

En sa tente entré, le plus sûr des bastions

Que gardait sans fin le seul Héphaïstion.

Le voyant ainsi de ce devoir chargé,

Cratère s’avance, il vient l’interroger :

« Nous vînmes ici conquérir la richesse

Avec des savoirs inconnus de la Grèce

Et pourtant voilà qu’accomplir l’impossible

Encore est trop peu pour un roi susceptible ;

Il a dans l’esprit, seule, sa royauté ;

Mérite-t-il donc toute ta loyauté ? »

Entendant ces mots, Héphaïstion lui dit :

« Est-ce un tel discours qu’aux errants tu dédies ?

Je ne saurai point d’un ami séparer

Alexandre ici seulement égaré.

Ne le blâme pas si tu l’as en pitié,

Prouve-lui plutôt ta plus sûre amitié. »

Or tous, autour d’eux, à genoux et pleurant,

Viennent implorer Alexandre le Grand.

Tout le jour ils crient comme après leur berger

Les brebis perdues qui savent le danger.

Ne voyant d’effet à leur moindre sanglot,

Ses yeux Paurava détourna de leur flot.

Nul le soir venu ne but ni ne mangea ;

C’est dans le tourment qu’au lit on s’allongea.

La nuit, Paurava, dans la veille et le rêve,

Ourdit un projet, le médita sans trêve :

En la glaise crue d’une vive mémoire

Il fit un poème, embellit une histoire ;

Il restait fidèle aux termes rapportés

A tous par les vents de ces temps agités,

Et lorsqu’il fut prêt vint au beau pavillon

Pour parler à l’heure où se tait le grillon – 

Comme par les chasseurs un fauve éborgné,

Fixé de vingt yeux qui point n’eurent cillé.

« Eveille ton roi, infaillible gardien ;

Laisse-moi passage au nom du peuple indien. »

Mais Héphaïstion, debout à son devoir,

Répondit : « Mes yeux me doivent décevoir :

Que fait ici l’hôte entre tous effronté ?

Viens-tu pour moquer Alexandre effondré

Par terre au regret du triomphe perdu ? »

Paurava lui dit : « Est-ce là le soin dû

Au roi ? Permets-tu qu’en pareille affliction

Demeure son cœur ? Cela n’est point fiction :

L’Histoire est peuplée de vivants pleins d’entrain,

Qui pour un regret moururent de chagrin.

Veux-tu qu’Alexandre affreusement fâché

Connaisse avant peu la flamme d’un bûcher ? »

Tel fut son discours ; il n’avait si bien dit

Que la sentinelle ainsi ne répondît :

« Entre tous, c’est toi qui provoqua son mal

Car tu t’opposas – non à dos de cheval :

Pour vaillants qu’ils soient, verrait-on ta valeur,

Ta fière stature atterrir à hauteur

De tes fantassins, tes chars, tes cavaliers

Et s’y porter mieux au cœur de la mêlée

Qu’à dos d’éléphant ? Mais tu rompis nos bras,

Plus nombreux tes gens que d’ans l’on dénombra.

Je garde mon roi, tu fis son déplaisir :

Tu n’entreras pas, quel que soit ton désir. »

Alors Paurava s’approchant sans passer

Le pas du gardien, se mit à déclamer :

« Roi, éveille-toi ! Je veux te voir partir,

Or de ta retraite on n’a pu te sortir.

Mais quand la raison ne sut pas mieux plaider,

Un récit souvent a pu persuader.

Je ferai pour toi ce qu’un poète fait,

Plus qu’en son devoir, pour un monde imparfait.

Le temps, le génie manquent à mon ouvrage.

Il me faut pourtant appeler mon courage

A l’aide d’une œuvre arrachée au tourment.

Mais écoutes-tu ? Peu m’importe, vraiment,

Car d’un bien sans prix mon âme est gratifiée – 

Le lot du chanteur. Et j’aurais essayé

Au lieu de grandeur de conter ton erreur ;

Entends le récit d’un futile labeur. »

A travers le voile, il mit souffle en sa voix,

Confiant au suroît chaque mot de son choix :

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

8 avril 2021

Le dit du roi mourant

 

Conseil

 

 

Toutes les femmes et tous les hommes vivaient en paix en Drèmée la Jeune. La ville s’élevait dans une plaine et était entourée de champs et de pâturages ; la forêt en était tenue à grande distance et fournissait le bois pour les outils, les navires et les demeures. On y connaissait la sagesse et la bonté et cinq rois et une reine y régnaient pour sa grandeur et le bien de chacun, sous une loi et une justice commune. Leurs noms étaient Éverrand l’Ancien – si savant qu’il vivait plus longtemps qu’aucun autre homme – Déane la Brave, Barvas le Boiteux, Orace et Empé, ces frères conquérants, et enfin Costand le Sage. Ils régnaient ensemble et Drèmée fut prospère. Les murs ne protégeaient la ville que des attaques des loups, eux dont les nouvelles générations se rapprochaient de l’état de bête ; seul l’hiver était une source de peines mais l’entraide, l’heureux gouvernement ainsi que l’abondance des récoltes que donnait chaque année cette terre bénie soulageaient grandement les cœurs.

Dans ce pays de paix avait pourtant germé une graine de rancœur. Empé, l’ancien conquérant d’Émellas, n’avait rien perdu de son ambition et de sa nature impétueuse. Il avait le désir de s’élever sur les autres seigneurs et de faire ployer le monde sous sa puissance. Mais il ne fit rien qui éveillât les soupçons de ses pairs avant que le moment ne fût venu. Il arriva que Costand, se retirant du Conseil et de la cité, partit vivre dans une demeure isolée sur une montagne et mit sa confiance dans le gouvernement des cinq autres seigneurs. C’est alors qu’Empé usa de ruse et de mots trompeurs pour réaliser son dessein ; il gagna la confiance aveugle de ses pairs et devint ainsi le plus puissant de tous les hommes. Cependant il ne resta pas sans ennemis car son frèreétait de ceux qui bénissaient encore la parole de Costand. Orace, désirant confondre Empé, rassembla le Conseil dans le palais aux colonnes hautes de Drèmée la Jeune. Tous les seigneurs étaient présents, siégeant fièrement en leurs places et Empé avait son trône élevé sur une marche de pierre comme seul Costand en avait eu le droit. Selon l’usage qu’il avait imposé, il parla le premier : « Seigneurs de la Terre, souverains des hommes, par la volonté d’Orace, ce frère que je tiens en estime, vous voilà rassemblés. Entendons à présent sa requête, car elle doit être d’importance pour qu’une telle urgence le presse ainsi. » Orace se leva et parla : « Seigneurs, ne voyez-vous pas quel mal fait celui que vous appelez “empereur” ? Car il s’est opposé à nos lois pour régner seul sur nous tous. Mais notre peuple s’en avise : notre peuple se divise. Et Costand n’est-il pas aimé en unificateur et pacificateur des peuples ? N’a-t-il pas souffert et n’a-t-il pas triomphé ainsi ? Car vous-mêmes, vous fîtes le choix d’écouter sa parole. Avez-vous oublié la sagesse qui toucha vos cœurs alors ? » Entendant cela, l’empereur ne laissa pas les seigneurs méditer les mots d’Orace ; il invoqua la loi et défia son frère en duel. Les deux seigneurs s’affrontèrent, épée contre épée dans un combat singulier où Orace fut vaincu. Voyant son frère à ses pieds, Empé épargna sa vie et tous, peuple et seigneurs, estimèrent l’empereur pour sa clémence. Alors Orace résolut de trouver Costand dans sa retraite ; en secret, il rassembla des hommes et partit.

Il arriva que, contemplant l’empire de sa puissance depuis son palais, Empé aperçut la troupe d’Orace qui se rendait au domaine de Costand. Il lança ses hommes après son frère. Orace arrivait près de la demeure de Costand quand il se sut poursuivi et, à grands cris, il implora le roi de l’aider. Mais Costand ne se montra pas et Orace fut assaillit. Il se battit et triompha mais nombreux furent ceux d’entre les siens qui périrent alors et ce n’est que lorsque la bataille fut terminée que Costand ouvrit sa porte. Il accueillit les survivants, fit laver leurs habits, leur offrit le bain, le repas et le repos que l’on destine à l’hôte. Au matin, Orace et ses hommes se vêtirent et s’armèrent et ils vinrent auprès de Costand. Alors ils lui demandèrent les raisons d’une retraite telle qu’il n’était pas venu à leur aide la veille. Il déclara : « Chacun de mes travaux me rapprocha de ma mort. Moi, malade entre les malades, ma dernière œuvre me tuera. » Lorsqu’ils l’interrogèrent sur ses travaux, Costand déclama :

 

« Amis et toutes générations,

Je livre pour vous cette leçon

Que je répands en digne façon,

L’Histoire de votre ère.

 

Les cités en cet âge livraient

Leurs héros, leurs hommes à la guerre

Et l’ambition seule causerait

Tel carnage, je crois.

 

Il y avait, seigneurs d’Émellas

Et d’Auridir, ces deux frères rois :

En la première Empé, mais Orace

En l’Auridir hautaine.

 

Déane est leur sœur ; ils la laissaient

Gouverner Rosarie, leur domaine,

Et Barvas son époux renforçait

La robuste Aceirie.

 

C’est moi qu’en Marvère il fallait suivre ;

En Corcoda régnait l’aguerri

Éverrand ; sur les plaines du givre

Et des vents fut Farmas.

 

Comme Orace à l'artiste déclame

Et son frère Empé, comme Barvas

Qui protégeait Déane sa femme,

A deux rois je promis

 

De garder leurs cités de la ruine,

Et pour la paix je devins l’ami

De Farmas, roi sur l’onde marine,

Et d’Éverrand le sage.

 

Dans leurs cœurs je remettais l’espoir,

En premier allié dans leur sillage ;

Et j’eus avec l’honneur du devoir

Celui d’aimer Farmas.

 

Cependant, mon peuple se méfia

De l’amant et des gens de sa race,

Et de moi mon père se défia

Car il les haïssait.

 

Or ce puissant Barvas est mon père

Et pour punir l’amour qui naissait,

Il partit maudire en sa colère

Un des loups vagabonds.

 

Et Barvas dit sa malédiction,

Mots cruels car aux pas et par bonds

Ce loup dût garder en sa mission

Nos champs des étrangers.

 

Je l’apprends ; il doit être évité :

Un bateau démarre donc, chargé

De moi pour Laccor, cette cité

Que gouverne mon roi.

 

Père partit en sachant cela,

Sur un coursier si digne de foi

Que sans tarder, d’ici venu là,

Il fut à l’océan.

 

Commandant aux nuages, au vent,

Barvas enfle avec le mot séant

L’orage qui gronde et va levant

L’onde sous mon vaisseau.

 

L’eau se soulève et la vague haute

En broie mes gens, détruit mon bateau,

Puis me jette et me laisse à la côte

En seul homme épargné.

 

J’errai. Je trouvais sur un sentier

L’animal à sa charge assigné.

Je m’assis devant lui pour veiller

A ce qu’il ne tuât.

 

Je demeurais et le loup parla ;

Sa voix plut à mon cœur, le mua.

Je devins son ami, au-delà

Des crocs sous son museau.

 

Or la faim me saisissait bientôt.

Je partis chasser, prit un oiseau,

Revint pour offrir au loup son lot ;

Mais je trouvai le mien.

 

Je découvris quel mal du destin

J’avais permis en cédant trop bien

Sous la faim pour un maigre festin ;

Ma proie saignait encore.

 

Farmas, avec ses gens, gisait, mort ;

De guerriers c’était là plus d’un corps

Étendu, tué par mon seul tort.

Le loup s’était enfui.

 

Je fis un bûcher, seul, sans outils.

Sur ceux qui avaient péri pour lui

J’élevai Farmas ; le feu surgit ;

Je pleurais en silence.

 

A la fin je levai sur la cendre

Une pierre. Ayant perdu le sens,

J’oubliai ce que l’on sut m’apprendre

Et m’enfuis sous les chênes.

 

Privé du pain, du vin, de la bière,

Avalant viandes tuées à peine,

En moi je n’avais plus d’âme fière

Et jetai mon habit.

 

Dans ces lieux où nul homme ne vit,

Je rencontrai le loup recueilli.

Je l’affrontai, sa fin lui servis ;

Devant l’heure fatale :

 

“Tu vis comme une bête et te bats

Comme un homme, dit cet animal.

Comme un homme ai de me jeter bas.”

Il mourut là-dessus.

 

Alors mon esprit me fut rendu.

A qui en ami m’avait reçu

Je ne voulais plus pour cœur perdu

Infliger tant de peine :

 

Je plantai dans une souche vieille,

Abandonnait mon épée sereine.

Et j’errai sous l’impuissant soleil

Par marais et ruisseaux.

 

Près d’un lac je trouvai le repos,

Le sommeil me prit en son berceau.

Or une voix chantant sans défaut

M’éveilla dans la nuit.

 

Une Dame en ce moment tardif

Se baignait sous la lune qui fuit.

Un oiseau l’écoutait, attentif,

Qui s’en fut quand je vins.

 

La Dame m’invitait à son bain,

Désirable tel un sombre vin,

Mais je repoussai ses bras, ses mains,

Et lui dit mes respects.

 

De cette eau la belle Dame émerge

Et m’offre les mets dont se repaît

Tout seigneur. Enfin sur cette berge

Elle nous habilla.

 

Elle m’emmena dans une barque

En un endroit que nul ne pilla,

Ile où s’écoule une onde qui marque

A jamais de sagesse.

 

Je bus de l’eau de cette fontaine

Et j’oyais prophétie et promesse.

A cette eau je pris une outre pleine

Et revins vers le lac.

 

Il n’était nul besoin d’une rame

Alors qu’un cygne poussait le bac.

Je quittai, remerciai cette Dame,

Et fuis vers ma demeure.

 

De Marvère je franchis le seuil,

Elle, chue devant l’envahisseur.

J’allai devant Empé, sans nul deuil – 

Devant lui qui m’envie.

 

Et que devant l’effroi se soumît

Mon peuple, il voulut prendre ma vie.

Empé brandit la lame ennemie ;

Je l’arrêtai d’un mot.

 

J’annonçai que tomberai la faux

D’un éclair sur l’or et les émaux

Du palais ; cela ne fut point faux,

On craignit ma sagesse.

 

On m’acclama en roi de Marvère.

Empé, humilié par ma hardiesse,

Est resté mon hôte et par la Terre

Allaient mes messagers.

 

Les chefs venaient, par un mot pressés ;

Ils venaient discuter un danger.

Sous un chêne aux branches élancées

Je leur fis ce discours :

 

“Nobles pairs, victorieux ou vaincus,

Nous voilà rassemblés tout ainsi

Que devraient le rester nos pays.

Je m’afflige de voir les cités

Se jeter l’une et l’autre par terre

En ce but destructeur qu’est la gloire.

Entendez : le soleil a pour lui

La sagesse d’aller seulement

Pour donner sa lumière au jour clair ;

Que n’en faites, vous autres, de même ?

A la paix désirable pourtant

Vous avez préféré le pillage

Et le meurtre, et la guerre sans fin.

De leur mort, certains font quelque choix,

D’autres non, eux qui choient sous les coups

Des premiers ; la justice d’un roi,

Le meilleur de nos rois, ne saurait

Je le crains, redonner une vie

Pour la vie vainement disparue.

Pouvez-vous, oui, vous-même, n’avoir

A l’esprit la valeur d’une vie – 

D’entre tous, cet unique trésor

Que possède vraiment un humain ?

Je le dis : même un vœu de vengeance

Après mille malheurs infligés

Ne devrait opposer deux voisins.

Il y a, je le crois, bien des jeux

Et toujours de l’ouvrage pour mettre

A la lutte l’orgueil et l’adresse

Et la force de qui le désire.

Arrêtons pour cela cette guerre

Et que tous considèrent la paix.”

Les seigneurs répondirent ceci :

“Nos travaux sont honneur et la guerre

Une gloire ; toi-même, seigneur,

Tu accuses les maux que tout homme

En sa vie doit trouver et que nul

Ne pourra de tous temps soulager ;

Volontiers s’y résignent les forts.”

Je leurs dis : “Que celui qui n’a peur

De la peine s’avance et qu’il fasse

Aujourd’hui ce que font dix des siens

En un jour si vraiment il est fort.”

 

Je dis. Non, je n’étais pas un fol :

Ceux dont par ma faute un chef est mort

S’avancèrent, croyant ma parole.

Alors chacun me crut.

 

Comme grains que livre l’épi mûr,

Au pied du tronc chaque lance chut.

Tous burent alors de cette eau pure

Où roule la sagesse.

 

Alors je rassemblai, j’éduquai

Des hommes prêts à toute prouesse,

Habiles, forts, en qui ne manquait

Le courage estimé.

 

Nous partîmes, par nos vœux pressés,

Un matin de printemps embrumé.

Nous tracions des chemins point tracés

Au-delà des montagnes.

 

Nous laissions nos champs, nos murs, nos toits.

Nous guidait hors de notre campagne

Un héron, bel oiseau pour un roi,

Empli de minutie.

 

Un jour, l’oiseau blessé s’éteignit.

En cela suivant la prophétie,

J’arrêtai ma grande compagnie

Où mourut le héron.

 

En ce noir pays nulles saisons.

N’y avait trèfle ni liseron :

La cendre faisait tous horizons

D’un serpent en colère.

 

Il volait vers l’occulte soleil

Pour empoisonner de flammes l’air

Et sa fureur, courroux sans pareil,

Fendait terre et rocher.

 

Armé d’une lance et d’une épée,

Pour le combat j’allai le chercher,

L’affrontai, ne put son cœur frapper

Car il n’en avait pas.

 

Costand

 

Alors je tranchai son aile large

Et levant le serpent sur mes bras,

Je le traînai puis jetai ma charge

Au plus profond d’un gouffre.

 

Loin de ses membres à jamais gourds,

Le serpent parfois, tant il en souffre,

Ébranle la terre et les monts lourds

D’où s’épanche son feu.

 

Grande fut la colère des Cieux

Lorsqu’ils virent quel mal douloureux

Je fis à la Terre des Aïeux ;

Dures leurs représailles.

 

Sur mes hommes remplis de courage

Est lancée la race ailée qui maille

Et gonfle les vents – race sauvage

Et cruelle entre toutes.

 

Chaque aigle était plus puissant qu’un loup ;

Les miens mouraient, partaient en déroute

Et nous tuions nous-même beaucoup

De ces grands ennemis.

 

Nous frappâmes si bien qu’aujourd’hui

Quatre aigles blessés et point remis

Font leur race ; or pour nous avoir fui

Ceux-là furent châtiés.

 

Grand tourment pour ces bêtes ailées,

Le Ciel les enchaîna sans pitié

Sur des aires de roc isolées

Par quatre coins du monde,

 

Qu’enfin venant de quatre horizons

Nous tourmente et sur nos maisons fonde

A jamais de leurs tristes prisons

Chaque vent après l’autre.

 

Mais j’avais achevé mes travaux :

Ce pays fécond je le fis nôtre

Et j’y fis croître les blés, les veaux

Et Drèmée la Paisible.

 

Mes hôtes, révérez en ceci

De ce pays l’histoire terrible.

Amis, je me tais car ce récit

Se borne en ce point. »

 

Il dit. Les jours qui suivirent, Costand souffrit davantage de son mal et il mourut. Orace et ses hommes pleurèrent et se lamentèrent. « Le puissant Costand, roi des rois et des hommes, a quitté son peuple, dirent-ils. La mort emporte sans y manquer même le plus valeureux d’entre nous. Mais les vivants se souviendront de sa vaillance pour toutes générations. » Il lavèrent et parèrent le corps de Costand puis le déposèrent, vêtu comme un roi, couronné et orné de bijoux, dans un char surmonté d’un dais ouvragé et empli d’ors et de fleurs, avec son épée, sa lance et son bouclier ; ils le firent conduire jusqu’à la ville et eux-mêmes le suivirent à pieds ; des trompettes qui sonnaient un air de deuil les précédaient. Tous ceux qui croisaient le char s’agenouillaient et baisaient le sol sur son passage et ceux qui montaient des chevaux en descendaient pour faire ainsi. Au son des trompettes, Empé sortit du palais pour voir ce qu’il était advenu. Orace fit arrêter le char devant les portes du palais et chacun put venir y déposer des fleurs blanches et des offrandes et il est dit qu’Empé lui-même s’agenouilla devant le corps du roi. Alors, inspiré par la sagesse qu’il avait reçue, Orace parla :

 

Ici s'achève La venue de l'Automne.

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

7 avril 2021

La fable d'Erras et Lilien X : Le Navire Enchanté

 

Partie3

 

Le loup courait sur la Terre sans se soucier de la distance et c’est au cœur d’une forêt qu’il trouva le Cerf Très-Savant buvant à une source ; le Corbeau se tenait perché sur ses bois et se désaltérait à la rosée qui en dégouttait. Le Cerf leva la tête à l’arrivée du loup et lui toucha le front de son museau lorsque son hôte s’inclina. Puis le loup s’en fut dans l’ombre de la forêt et nul ne sait plus rien de lui. Alors le Cerf se mit à courir, suivi par le vol du Corbeau, et il parvint à l’endroit où les rois avaient péri. L’Ombre s’était dispersée et les oiseaux, libérés du joug de Lilien, étaient les seuls maîtres en ces bois. Le corps d’Erras avait disparu, emporté par quelque crue de la rivière, mais celui de Lilien gisait comme au jour de sa mort sur les tronçons de son épée.

La dernière chose que l'on raconte au sujet de Lilien est la suivante. Un bateau descendait la rivière avec à son bord un équipage à la solde d'un homme doté de grands pouvoirs. Son navire était capable de descendre et remonter les chutes et les rapides sans que nul à son bord n'en subisse le moindre inconfort. Le capitaine avait sommeillé à la source du fleuve depuis des temps immémoriaux, attendant la fin d'une ère pour se mettre en mouvement. Nul ne sait qui l'avait posté là, ni quelle était son histoire avant cela. Lorsqu'il arriva près de l'endroit de la mort des deux rois, le capitaine arrêta la course du vaisseau et le fit aborder, car il avait aperçu le Cerf. Comprenant qu'il s'agissait là d'un être plus digne et plus puissant que lui, il accepta de recueillir le corps de Lilien à sa demande. Il emporta aussi Révalence, laissant les tronçons de l'épée brisée, puis reprit sa navigation jusqu'à l'océan. Là, un aigle géant les bénit d'un vent favorable en direction de l'horizon qu’un arc-en-ciel chevauchait d’un bout à l’autre ; le vœu des dieux qui habitent désormais les cieux était accompli.

Estimant l’arc-en-ciel, le Cerf ne voulait pas le voir quitter le monde ; il le réclama et le confia aux Cieux. Puis il se détourna et disparut dans la forêt et on raconte qu’il y court toujours en compagnie du Corbeau, bramant à l’aube pour appeler le soleil et se souvenant, chaque fois que l’automne vient, des derniers jours où le monde n’était pas encore venu aux mains des hommes nés dans l’ère de la mort.

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

 

6 avril 2021

La fable d'Erras et Lilien IX : La mort des rois de l'Hiver

 

 

L’Ombre s’épanchait sur les montagnes et Lilien voyait toujours la même saison de ténèbres étendue sous le ciel. Il avait investi l’Ombre de sa pensée, exploré le domaine sur lequel elle s’étendait et contemplé la fuite de la lumière sous elle ; ce qu’elle n’avait pas encore touché, c’était les oiseaux qui lui en parlaient. Il s’était mis à haïr toutes choses et tout être qui lui étaient connus, mais sa pensée toute entière était tournée vers un roi des vivants, vers ce frère qui l’avait trahi, humilié et banni de l’humanité. Pourtant il ne pouvait rien faire pour accomplir sa vengeance car il aimait trop l’Ombre pour trouver le courage de s’en éloigner. Un jour, un épervier lui apprit que l’Ombre n’avait put franchir les murs de Corcoda et, en effet, la ville restait hors de sa vision. Cela parut si prodigieux à Lilien qu’il résolut d’aller voir quel pouvoir était à l’œuvre en cette cité que l’on disait égale à Albas au temps où les dieux l’habitaient encore. Il leva un cheval mort depuis longtemps et l’Ombre servit de chair et de tendon là où ils manquaient ; puis il chevaucha jusqu’à la cité et, prenant la forme d’un vieillard, il se présenta aux portes qui lui furent aussitôt ouvertes. Ayant trompé le Gardien, il fut reçu au palais d’Éverrand et feignit de quêter quelque avis de la part de ce seigneur. « Quel pouvoir protège ta ville de l’Ombre que tous craignent ? dit-il. Est-il sûr ? Car j’ai moi-même très peur de cette Ombre sans nature. » Sur le siège du seigneur était assis un Corbeau et Éverrand avisa Lilien de s’adresser à lui. « Quels sont tes pouvoirs et tes faits, Corbeau ? demanda Lilien. Comment es-tu devenu le conseiller du Seigneur Errant ? Car son conte est connu mais nul ne sait comment il se termine. » Le Corbeau répondit : « Toi qui te prétends vieillard innocent mais n’est que le plus redoutable des hommes, entends ce que tu désires savoir : Après avoir erré à la poursuite du loup Orès durant d’innombrables lunes, Éverrand devint fou et oublia sa promesse de vengeance ; il se mit alors à errer comme une bête dans la forêt. Un jour, il me trouva, car j’avais fui Albas au départ de mes maîtres les dieux et, poussé par la faim, il me frappa de la hampe brisée de sa lance – c’était la seule arme dont il se servait car son épée qu’il destinait au meurtre d’Orès avait rouillé dans son fourreau. Or nul ne peut me tuer ainsi car je suis d’essence divine. Alors je lui parlai et lui rendis la raison. « Toi, seigneur sans monture que la vengeance a déchu, dis-je, pourquoi m’as-tu frappé, moi dont la chair n’est d’aucune saveur ? Le savoir n’a pas bon goût pour ceux qui poursuivent un but aveugle. » Alors il me reconnut et se repentit de m’avoir frappé. Il me demanda ce que je faisais si loin d’Albas. « Les dieux ont quitté le monde, lui dis-je, et dans leur sagesse ils m’ont laissé derrière eux car le savoir de la Terre n’est d’aucun service dans les cieux. Mais toi tu m’as frappé et cela demande compensation. » Éverrand dit : « Demande-moi ce que tu voudras, Corbeau, car je suis las de la vaine vengeance. Mais j’espère que tu as le pouvoir de me défaire d’un serment. » D’un mot, je le déchargeai de son vœu de vengeance. Puis je lui dis ma volonté : je voulais voir mon savoir de nouveau mis au service de quelque œuvre et c’est ainsi qu’Éverrand revint régner sur Corcoda et que, suivant mes plans, il éleva la gloire de sa cité jusqu’à l’égal de celle d’Albas. Grâce à ma science, il sait en garder les murs de la corruption de ton Ombre. Mais je sais que disparaîtra tout ce que j’ai bâti par plaisir.

« Saches que je fus l’animal de compagnie d’une déesse. Le savoir des dieux s’est écoulé dans mon oreille depuis la naissance du monde. Je connais la langue des hommes et celles du vent et de l’océan. Je sais d’où viennent les vagues qui s’échouent sur le rivage, je sais de quoi est fait le ciel au-dessus des nuages et, de ce qui se cache dans le sein de la Terre, rien ne m’est inconnu. De toutes les affaires des hommes et des dieux, très peu ne sont jamais arrivées jusqu’à mon oreille. Et je sais ton destin. Tu ignores qu’au jour où les dieux ont quitté la Terre, sur le pas de l’arc-en-ciel, Océan demanda à Tempête si Énèque serait finalement puni ; à cela, Tempête répondit : « Énèque sera puni, car que ne pouvons-nous accomplir ? » Car voici la vérité, seigneur : tu es l’instrument du destin qui fera disparaître la lignée d’Énèque, lui qui causa l’oubli des dieux ; tel est son châtiment. Pour cela tu ne peux être roi sur les hommes comme ton cœur le désire. Les homme-loup ont un roi ; un roi règne déjà sur Lothas et si Orycée n’a plus de reine, un prince de Lothas est venu qui les unira de nouveau. Nulle part, tu n’as la place d’un roi. »

A la nouvelle qu’Erras avait eu un fils qui hériterait du monde, Lilien fut prit de colère. Il quitta son déguisement et exigea d’Éverrand une des excellentes épées d’or que seuls les artisans de Corcoda savaient encore forger. Cependant, le seigneur lui apprit que le serpent qui avait pillé Corcoda avait emporté toutes les épées d’or. Lilien partit donc sur son cheval trouver l’antre du serpent et l’Ombre lui donna la force de faire rouler le rocher qui condamnait la caverne. Là, il s’empara d’une des épées. Puis il envoya l’épervier, son courrier, accomplir son dessein et l’oiseau s’envola pour Marvère. Parvenu au palais du roi, il vint au-dessus du berceau du prince Ardand, le saisit et l’emporta. Erras fut réveillé par les pleurs de son enfant. Il voulut venir à son secours mais lorsqu’il fut près de lui, il ne put toucher Ardand ; il laissa l’oiseau l’emporter et le regarda lâcher son fils au-dessus de l’océan. Alors il tomba à genoux et resta ainsi.

Ce fut Costand qui le trouva et c’est à lui qu’Erras demanda le pouvoir de se venger. Costand vint auprès des homme-loup retenus captifs dans les geôles de Marvère. Il leur commanda de fabriquer un instrument capable de montrer tout endroit du monde, contre quoi il leur promit la liberté. Les homme-loup conçurent un miroir doté de ce pouvoir et Costand leur donna en échange un vaisseau et des vivres afin qu’ils retournassent vers leur pays, où ils furent changés en hommes au jour où le loup vint. Costand porta le miroir à Erras ; celui-ci s’éveilla de sa pâmoison et contempla la surface d’argent ; il y vit Lilien qui siégeait à Albas, l’épervier perché sur le trône comme en matière de défi. Alors il s’habilla, s’arma et attendit devant son palais que le serpent revînt de sa chasse. A Costand il dit ceci : « Si je suis toujours en vie demain, plus rien ne m’appellera à Lothas. Je préfère les solitudes des montagnes vierges à cette humanité qui m’a défié et vaincu, quels que fussent mes coups contre elle. Je te confie cette épée de roi que je ne saurais souiller du sang de mon propre frère et je le tuerai avec une lame sans nom. A présent, je te libère de ton serment. Tu l’as observé avec honneur. » Costand dit : « Quel honneur y avait-t-il à ce que je vive encore si ce n’était que pour armer le bras d’un homme contre d’autres ? Quel mal et quel bien sortiront de mes actes, je ne le sais et il n’est rien que je ne puisse prévoir, moi qui n’étais plus que l’ombre sans fierté que les puissants m’avaient destiné à être. Maintenant, tu me libères et je ne sais ce qu’il me reste à accomplir ; j’ai longtemps été un guerrier mais je comprends à présent que les guerres des hommes ont besoin d’hommes de paix. » A ce moment le serpent parut, portant entre ses griffes une carcasse de cerf qu’il dût abandonner lorsque Erras le monta et lui fit prendre son envol.

Désertée de tout éclat, Albas s’élevait comme une stèle ruinée dont les noms glorieux étaient déjà oubliés ; clairvoyant celui qui eut reconnu la célèbre Tour blanche d’autrefois tant elle était vide, misérable, et ses pierres noircies de souillures. Erras parvint au sommet de la cité. Il laissa le serpent dans les jardins dessechés et entra dans le palais. Là, Lilien l’attendait. Ils se défièrent mais aucune de leurs insultes n’était aussi amère que leurs larmes. Ils se jetèrent l’un sur l’autre et s’affrontèrent. Lilien fut le plus fort et Erras fuit pour remonter sur sa monture. A ce moment, Lilien sortit du palais et montra son épée au serpent, et le serpent rit : son trésor n’était plus entier, leur pacte était donc brisé. Alors il tenta de jeter Erras à terre et ce dernier perça l’œil restant de la bête avec son épée. Mais le monstre aveuglé prit son essor, jeta Erras dans la vallée et s’en fut enfin au-delà des montagnes. Voyant cela, Lilien sortit de la ville pour chercher Erras ; il le trouva échoué sur la berge de la rivière, encore en vie mais le corps brisé, et Lilien se tint au-dessus de lui pour le railler. Mais Erras porta un dernier coup et Lilien ne put le parer car son épée, ébréchée dans leur combat, se brisa ; la lame d’Erras se ficha dans son ventre et y resta. Il mourut ici près de son frère et c’est ainsi que périrent les derniers rois de la dynastie de Prados.

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

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