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La Poésie de l'Est et l'Ouest
19 mai 2021

Chant VI : Aux Passionnés

 

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Sur ces mots anciens, le paysan se tut ;

Le voilà parti sur un dernier salut.

Traversant le bois, l’opulente nature,

Alexandre alla retrouver sa monture ;

Il la détacha, de ses biens la chargea,

Puis monta la bête et bientôt l’engagea

Sur la rude route effilée à travers

Le monde. Or son cœur de ce fil ne se perd :

« Quelle prétention ! Pourquoi n’ai-je étouffé

Sa parole vaine, ai-je laissé bouffer

Son énorme orgueil ? Versifier mon trépas ?

Combien donc l’ont fait où ne portent mes pas ?

Que dit ce berger ? Qu’il n’est rien de crucial

Sous les fluides vents devant l’heure fatale ?

A-t-il prétendu privées de fondements

Les hautes idées de tout gouvernement ?

Mais il parle ainsi, l’éternel révolté,

Où trouvai-je enfin qu’il faille l’écouter ?

Or voilà mon cas ; il m’est vain d’en débattre :

En mon cœur je veux croire sage un vieux pâtre

A qui le besoin enseigna plus d’astuce

En semblable vie que jamais je n’en eusse,

A qui l’expérience a plus appris qu’à moi,

Et surtout qui semble inspiré dans le choix

De ses mots. Berger, comment donc gouverner

Quand je viens à nier le monde où je suis né ?

De quoi remplacer l’idée qui me nourrit

Si ce n’est d’idées ? De sentiment ? De vie ?

Dois-je donc guetter besoin, nécessité,

Faiblesses haïes, fixes réalités ?

Cela n’a de sens. Ma quête m’a coûté

Mon entier savoir ! » C’est ainsi qu’à douter,

Plus savant qu’au jour où sans garde il partit,

Alexandre enfin de choses averti

Qu’il avait longtemps par mépris ignoré

Revint en sa ville et y fut honoré ;

Point tant, cependant, que l’on eut dédaigné

Des hôtes venus en procession soignée

Derrière un roi perse, au même instant que lui,

Et qu’avaient lassés le beau temps et la pluie.

 

Roshanak venait devant ce défilé

Car du sépahbod qui l'avait ébranlé

Etait-elle fille. Or nul sang n’eut transmis

Cela qu’en son être un destin avait mis :

Le beau, dans la coupe et l’esprit de la grappe.

Elle avait l’apprêt de l’espace qui drape

Une nuit d’amour dans la brise d’été.

S’était la grenade à sa lèvre prêtée,

Et son cheveu sombre enluminait sa peau.

Durs en ses travaux et fiers dans le repos,

Ses yeux dispensaient la claire connaissance

Amplement puisée dans la moindre expérience.

Elle avait suivi la troupe de son père

A la citadelle où gouvernaient naguère,

Issus de la Terre et savants de ses lois,

Par Elle allaités, de très illustres rois.

Dastan sur la route allé le rencontrer

A la ville était avec l’hôte rentré.

C’est qu’il gouvernait sans le titre de roi

Car alors chacun de ce pacte autrefois

Conclu par Dara gardait la souvenance,

Et tous à l’ardeur préféraient la prudence :

On redoutait fort l’étranger furibond

Ou la faim creusée de quelque neuf félon.

La compagnie fut dans la pompe et l’honneur

Conduite à travers les rues combles ; sonneurs

De trompe, tambours sur les dos d’éléphants

Eveillaient la ville, égayaient les enfants ;

Avec leur venue avait germé la fête,

Aussi la musique emplissait jusqu’au faîte

Avec des chansons l’admirable palais

Et les vieux savants déclamaient d’anciens lais.

Ainsi l’on chantait pour le princier régent

La maison sortie de Lohrasp, l’indigent

Au trône élevé par son prédécesseur – 

De lui descendaient en derniers successeurs

Dastan et Dara. On chantait le combat

Qu’Esfandyar dut mener jusqu’à son trépas

Quand son père, un roi, sans honte eut provoqué

Rostam, ce héros à jamais invoqué.

On chantait aussi sous un tour plus précieux

L’amour dont naquit le pahlavān fameux

Et qui unit Zal, du Sistan jeune prince,

Avec Rudabeh, fille d’autre province

Et tous deux issus de lignées ennemies

Qui par leur amour se virent réunies.

Et cela flattait l’ouïe et le sentiment

Mieux que les conseils, combats et régiments.

 

Roshanak dîna loin du trône doré

Où siégeait son père entre tous honoré.

De ses sombres yeux et brillants comme luit

De la galaxie l’infini de la nuit,

Elle parcourait cette foule assemblée,

Cherchant Alexandre ou qui eut ressemblé

Au roi renommé jusqu’en l’Inde lointaine.

Or elle ne vit parmi l’ample centaine

Assise au festin nul étranger vêtu

Comme un roi. Bientôt la musique se tut.

Dit une compagne – aucune volonté

De sa noble amie ne lui fut occultée :

« Entends : l’harmonie laisse place au débat ;

Ils sont vains ces champs où l’intellect s’ébat.

Princesse, au vacarme oppose tout ton charme

Et rends moins austère un conseil d’or et d’arme. »

Alors Roshanak se leva pour danser

Et ravir ses pairs à son pas cadencé.

Au-dessus de tous, cœur brut ou âme tendre,

Au-dessus du feu que l’on fit sur la cendre,

Elle conquérait par son corps, dans l’audace,

Autour d’elle tout des sens et de l’espace.

Alors nul ne boit davantage de vin,

Nul ne mange plus aux tables du festin

Tandis que tournoie tel l’esprit de l’homme ivre

Au-dessus de tous Roshanak qui se livre.

 

On avait goûté, dévoré chaque plat

Quand fut du soleil retombé tout éclat.

Chacun se leva pour gagner le dépôt

Des rêves au lit trouvé pour le repos.

Le matin parut. Roshanak au réveil

Se vêtit ; la nue vêt ainsi le soleil.

Au trône elle vint. Or à son arrivée

Par Héphaïstion fut sa course entravée :

« Révérée princesse, accepte de mes vœux

Ceux que j’offre à qui je veux savoir joyeux.

Aussi apprends-moi si ton séjour te plaît.

Au cœur d’Alexandre est cet unique souhait. »

Roshanak lui tint ce discours éloquent :

« Serais-tu ce roi de couronne vacant,

Toi dont la parole est pleine de noblesse ?

Apprends que ces lieux pour plus grande richesse

Ont d’être habités par des gens généreux – 

Riche ou démuni, on fait un hôte heureux

Quand à son service on met tout son pouvoir. »

Héphaïstion dit : « Il te faut le savoir :

Je ne suis mon roi, ni seulement ne mime

Un homme semblable, un cœur si magnanime.

A ton ouïe pourtant je confie son message.

Hier voyant ta danse, il crut en un présage :

Un destin soudain se ferait reconnaître

En un sentiment qui lui naît pour ton être.

Il voudrait chercher sous ta beauté ton âme

Et trouver en toi son âme faite femme.

Alexandre veut obtenir ta rencontre :

Acceptes-tu donc qu’à tes yeux il se montre ? »

Il dit. Roshanak lui fit cette réponse :

« Amour n’est pour moi qu’une pensée absconse

A la seule idée d’un homme jamais ouï

Ni vu. Quelle femme au monde se réjouit

D’un homme secret comme au creux noir d’un chasme

Un timide lion passe pour un fantasme ?

A ton roi réponds, s’il souffre un tel discours,

Que Roshanak tient en doute son amour. »

Le courrier fidèle à cela répondit :

« J’avais à mon roi ta réponse prédit.

Tes mots sont sagesse et c’est très volontiers

Que je les rapporte à son oreille entiers. »

Il dit et s’en fut. Roshanak fut servie

Par les cuisiniers en tout à son envie

Puis elle partit marcher entre les rangs

De hauts grenadiers et cyprès odorants.

Nul n’accompagnait ses pas sur la pelouse,

Homme ou confidente indiscrète et jalouse.

Or sous les rameaux que le vent serein berce,

Egalement seul, se tient un jeune Perse

Ou quelqu’un portant l’orientale vêture :

Il détient d’un Perse au moins l’exacte allure.

Assis sur le sol et voyant la princesse

Arrêter son pas que toute herbe caresse,

Il dit : « Salut, âme en toi qui s’incarna

Très habilement et de tes yeux s’orna ;

Alexandre est lui qui te fait compliment

Et te croit de tout l’effort et l’aliment.

Roshanak salut ! Salut pour tout ce jour ! »

« Un Perse fit-il jusqu'en Perse un détour,

Pris pour l'étranger ? lui dût-elle avouer.

Reçois un salut brillant comme l’été ! »

Répondant, le roi commença ce récit :

« Quel honneur est-il à te confier ceci ?

Roshanak, ta danse à quoi hier j’assistai

Ravit à jamais ce qu’en moi dévastait

Ton pas. Et c’était l’orgueil de solitude

Appris en régnant sur toute latitude.

Aujourd’hui je trouve à ton cou suspendu

Comme à ces figuiers le fruit mûr et fendu

De l’amour soudain. C’est mon aveux : je t’aime

Et voudrais savoir qu’en ton cœur est le même.

Or je dois encore en mon âme éprouver

Ma patience : il faut rechercher et trouver

Ton avis en tout ; car je veux, quel qu’il soit,

Tout ton sentiment, même s’il me déçoit.

Ne me réponds pas quand la surprise encore

En ton âme garde un jugement d’éclore ;

Aie ce jour pour mieux méditer une alliance. »

Il dit. N’eut oiseau troublé son éloquence.

Alors Roshanak répondit par ces mots

Qui firent trembler du sol jusqu’aux rameaux :

« Je connais assez la réponse à donner

A qui me veut prise et me pense étonnée.

Moi, femme captive ? Il ignore l’orgueil

De ceux qu’il soumet, lui qui viola le seuil

De l’orient béni ; tu ne sais leur fierté !

Tout ce que, naïf, tu prétends apporter

A mon peuple, à moi, qui savons tous les arts,

Chacun en reçut un jour sa juste part.

Crois-le : nous n’avons besoin d’aucun secours

Qui vienne de toi, quel que soit ton concours. »

Roshanak se tut ; elle contemplait l'homme,

Un silence armé dans le regard, mais comme

Alexandre alors inspirait pour répondre,

Elle dit encore : "Et ne vas pas confondre

Un devoir urgent avec de l'inconscience

Ou prendre un mot vrai pour de l'impertinence.

Ici j'ai ton ouïe : il ne peut hésiter

Un moment de trop, lui qui est écouté. »

Et sans demander à ce roi le congés,

Roshanak quitta les jardins ombragés.

Sans repos ni halte, allant de toute part,

Marchant avec l’heure elle erra jusque tard.

Elle ne rentra qu’au soir venu, devant

Prêter son éclat à son père devant

Quelque dignitaire. Elle se fit rincer

Les cheveux au bain ; sur des cordes pincées

jouait un air sortit d'un doigté assuré ;

Un beau vêtement pour elle mesuré

Vint couvrir son corps. Alors elle gagna

La salle embellie où plus d’un roi régna

Pour trouver son père. Alexandre arrivait,

Suivi de ses gens. Son regard s’avivait

De reflets subtils à la lueur des feux.

Quand il eut pris place, illuminé ces lieux,

Son oriental pair avança pour lui dire :

« Il nous reste, roi, tout encore à construire.

Admire à présent parmi tes visiteurs

Un joyaux de grâce investi de splendeur.

Fière est Roshanak ; pour autant sa bonté

Avec son savoir toujours lui ont dicté

Dans l’humilité son fait le plus modeste

Et bientôt peut-être une impensable geste.

Un jour devant elle, arrivé de la cour

Où tu t’établis je tins un tel discours :

‘Là d’où je reviens l’Etranger se repaît ;

Vous vouliez savoir de ce noble l’aspect,

Il est tel que tous déjà nous l’ont décrit :

Sachez qu’il est grand par la taille et l’esprit.

Son discours fait taire un homme d’expérience

Et rassemble tout de ces noms dont la science

Use pour parler d’objets et de concepts.

Je le disais grand : sa stature intercepte

Avant le plus haut des cyprès les rayons

Que répand la lune. Aux soirs où nous veillons

N’est sa profondeur. Il surpasse en beauté

Les hauts idéaux de toute société.

Si je n’ai pas vu l’effet de sa puissance,

Aux récits que j’ouïs je veux la croire immense ;

Après tout il fit s’incliner un empire

En même une vie qu’on ne peut parcourir

Tout entier.’ Ayant ma parole entendu,

Roshanak osa ce parler défendu :

‘Père, accorde-moi de rencontrer ce prince.

A bien t’écouter, son mérite n’est mince,

Aussi, que mes mots ne se perdent, épars

En un vœu brisé ; qu’un avis de ta part

Ne retienne point – colère ou dérision – 

Une action future et mienne décision.

Veux-tu apprêter ma visite opportune

A ce noble ?’ Ainsi j’honorai ma fortune

Et je te viens donc de mon lointain palais,

Espérant enfin que ce motif te plaît. »

Il dit. Roshanak lève ses cils gracieux,

De même le roi sur elle met ses yeux.

Leurs regards alors s’effleurèrent. Soudain

Roshanak s’en fut sur le pas du dédain

Et laissa la pompe avec la royauté

Pour sa chambre vide et pour l’obscurité.

Pendant tout le soir, le front privé de lustre,

Elle médita. La nuit, voyeuse rustre,

Aidée de la brise écartant les rideaux,

Ne la vit dormir non plus que les oiseaux

Au matin suivant qui prenaient leur essor.

Roshanak voyant le soleil au-dehors

Et la Terre où croît l’entière humanité

S’exclama : « Combien j’aperçois de beauté

Et combien d’échos de harpes et de chants,

De flûtes encore au-delà de ces champs

Où m’appellent trop urgences et devoirs !

Ces étranges mots ! Il me tarde de voir

Un jour les pays d’où me vinrent souvent

Ces voix, ces parfums que m’apporte le vent

Et me sont toujours une excitante énigme,

Etrangers me sont un seul grand paradigme !

Est-il justifié, devant l’amour naissant,

De redouter tout ce que mon cœur pressent,

De craindre la fin, plus encore le deuil

De mon plus doux vœu, fantaisie où nul seuil

Ne saurait contraindre à ma seule nation

Un voyage écrit sans sa destination ?

Pourtant, comment croire, une fois révélé

Que mon amour est cet Alexandre ailé,

Comment redouter que m’attende pour lot

Une vie bornée aux bonheurs conjugaux ?

Je pourrais partir avec le vent du Nord...

Nous devrons dormir sous l’horizon qu’il tord ;

Il faudra franchir cette mer aux poissons !

Oui ! Enfin ! L’amour commande, obéissons ! »

Elle prit un bain où le courant s’assoit ;

Elle orna d’or son cou, se vêtit de soie

Parfumée de musc, un ouvrage certain

Choisi pour hausser la douceur de son teint.

Lorsqu’elle eut construit au meilleur son reflet,

Elle vint et dit au puissant : « S’il te plaît

De me pardonner pour ce qu’hier je te fis

En provocations, cela je le confie :

Je ne les regrette, elles touchent un roi.

Elles n’ont pourtant plus de cours devant toi.

Tu me vois obtuse aux choses de l’amour,

Désintéressée par les lois de ces cours

Qui font la musique et la voix du poète

Alors que cent faits méritent qu’on les fête

Et ne portent point la vêture d’amour.

Aujourd’hui, pourtant, d’amour j’aime l’atour.

Car voilà : je t’aime, en rougis, en suis fière

Et de ton amour je crains tout et j’espère. »

« Heureux me sais-tu, ma Dame, dit le roi,

De t’entendre ainsi t’exprimer devant moi !

N’eussé-je mépris ton départ pour de l’ire,

En naïf séduit j’aurais pris une lyre

Et serais allé sous ta chambre chanter

Une ode à ta forme, une autre à ta pensée

Et peut-être eus-tu sur les herbes jeté

Un gage précieux, ou lâché puis lancé

Jusqu’à moi tes longs, admirables cheveux.

Est-ce trop hardi de me voir y grimper

Jusqu’à tes deux longs et impossibles yeux ? »

Et la vierge dit – sur ses mots échappés,

Un doux rire prit de sa lèvre un essor :

« J’en rêve avec toi ; ce ne peut être un tort ! »

Le temps de sept jours ils demeurent ensemble

Assis côte à côte et tout leur amour tremble

En baisers nombreux comme en toute caresse,

En mots de savoir, en présents de tendresse.

Arriva bientôt l’heure de célébrer

Leur union bénie. Sous des yeux étrangers

Et perses ensemble, ils formèrent leurs vœux.

Alors les natifs confièrent cet aveux :

« Ce noble étranger, il est Perse après tout,

Puisqu’il sait chérir une âme parmi nous.

S’il nous faut un roi, lui qui veut recevoir

La couronne est digne entre tous de se voir

Prêter aujourd’hui les signes d’autrefois

Qui firent toujours le pouvoir de nos rois ! »

Sans plus un procès qu’un mariage d’amour,

On eut couronné reine et roi sur le jour

Roshanak la belle et le grand Alexandre

Et nul ne l’eut fait de ce trône descendre ;

Il fut empereur et depuis l’on chanta

Son règne assemblant sous un unique Etat

Orient, Occident, qui se laissant unir

Fondaient dans la paix un commun souvenir ;

Où règne toujours des peuples us et lois,

Depuis en chanson l’on conte ses exploits

Et l’on ouït déjà chez des peuples lointains :

« Il fit un Etat sur tout le genre humain. »

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

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