Chant VI : Aux Passionnés
Sur ces mots anciens, le paysan se tut ;
Le voilà parti sur un dernier salut.
Traversant le bois, l’opulente nature,
Alexandre alla retrouver sa monture ;
Il la détacha, de ses biens la chargea,
Puis monta la bête et bientôt l’engagea
Sur la rude route effilée à travers
Le monde. Or son cœur de ce fil ne se perd :
« Quelle prétention ! Pourquoi n’ai-je étouffé
Sa parole vaine, ai-je laissé bouffer
Son énorme orgueil ? Versifier mon trépas ?
Combien donc l’ont fait où ne portent mes pas ?
Que dit ce berger ? Qu’il n’est rien de crucial
Sous les fluides vents devant l’heure fatale ?
A-t-il prétendu privées de fondements
Les hautes idées de tout gouvernement ?
Mais il parle ainsi, l’éternel révolté,
Où trouvai-je enfin qu’il faille l’écouter ?
Or voilà mon cas ; il m’est vain d’en débattre :
En mon cœur je veux croire sage un vieux pâtre
A qui le besoin enseigna plus d’astuce
En semblable vie que jamais je n’en eusse,
A qui l’expérience a plus appris qu’à moi,
Et surtout qui semble inspiré dans le choix
De ses mots. Berger, comment donc gouverner
Quand je viens à nier le monde où je suis né ?
De quoi remplacer l’idée qui me nourrit
Si ce n’est d’idées ? De sentiment ? De vie ?
Dois-je donc guetter besoin, nécessité,
Faiblesses haïes, fixes réalités ?
Cela n’a de sens. Ma quête m’a coûté
Mon entier savoir ! » C’est ainsi qu’à douter,
Plus savant qu’au jour où sans garde il partit,
Alexandre enfin de choses averti
Qu’il avait longtemps par mépris ignoré
Revint en sa ville et y fut honoré ;
Point tant, cependant, que l’on eut dédaigné
Des hôtes venus en procession soignée
Derrière un roi perse, au même instant que lui,
Et qu’avaient lassés le beau temps et la pluie.
Roshanak venait devant ce défilé
Car du sépahbod qui l'avait ébranlé
Etait-elle fille. Or nul sang n’eut transmis
Cela qu’en son être un destin avait mis :
Le beau, dans la coupe et l’esprit de la grappe.
Elle avait l’apprêt de l’espace qui drape
Une nuit d’amour dans la brise d’été.
S’était la grenade à sa lèvre prêtée,
Et son cheveu sombre enluminait sa peau.
Durs en ses travaux et fiers dans le repos,
Ses yeux dispensaient la claire connaissance
Amplement puisée dans la moindre expérience.
Elle avait suivi la troupe de son père
A la citadelle où gouvernaient naguère,
Issus de la Terre et savants de ses lois,
Par Elle allaités, de très illustres rois.
Dastan sur la route allé le rencontrer
A la ville était avec l’hôte rentré.
C’est qu’il gouvernait sans le titre de roi
Car alors chacun de ce pacte autrefois
Conclu par Dara gardait la souvenance,
Et tous à l’ardeur préféraient la prudence :
On redoutait fort l’étranger furibond
Ou la faim creusée de quelque neuf félon.
La compagnie fut dans la pompe et l’honneur
Conduite à travers les rues combles ; sonneurs
De trompe, tambours sur les dos d’éléphants
Eveillaient la ville, égayaient les enfants ;
Avec leur venue avait germé la fête,
Aussi la musique emplissait jusqu’au faîte
Avec des chansons l’admirable palais
Et les vieux savants déclamaient d’anciens lais.
Ainsi l’on chantait pour le princier régent
La maison sortie de Lohrasp, l’indigent
Au trône élevé par son prédécesseur –
De lui descendaient en derniers successeurs
Dastan et Dara. On chantait le combat
Qu’Esfandyar dut mener jusqu’à son trépas
Quand son père, un roi, sans honte eut provoqué
Rostam, ce héros à jamais invoqué.
On chantait aussi sous un tour plus précieux
L’amour dont naquit le pahlavān fameux
Et qui unit Zal, du Sistan jeune prince,
Avec Rudabeh, fille d’autre province
Et tous deux issus de lignées ennemies
Qui par leur amour se virent réunies.
Et cela flattait l’ouïe et le sentiment
Mieux que les conseils, combats et régiments.
Roshanak dîna loin du trône doré
Où siégeait son père entre tous honoré.
De ses sombres yeux et brillants comme luit
De la galaxie l’infini de la nuit,
Elle parcourait cette foule assemblée,
Cherchant Alexandre ou qui eut ressemblé
Au roi renommé jusqu’en l’Inde lointaine.
Or elle ne vit parmi l’ample centaine
Assise au festin nul étranger vêtu
Comme un roi. Bientôt la musique se tut.
Dit une compagne – aucune volonté
De sa noble amie ne lui fut occultée :
« Entends : l’harmonie laisse place au débat ;
Ils sont vains ces champs où l’intellect s’ébat.
Princesse, au vacarme oppose tout ton charme
Et rends moins austère un conseil d’or et d’arme. »
Alors Roshanak se leva pour danser
Et ravir ses pairs à son pas cadencé.
Au-dessus de tous, cœur brut ou âme tendre,
Au-dessus du feu que l’on fit sur la cendre,
Elle conquérait par son corps, dans l’audace,
Autour d’elle tout des sens et de l’espace.
Alors nul ne boit davantage de vin,
Nul ne mange plus aux tables du festin
Tandis que tournoie tel l’esprit de l’homme ivre
Au-dessus de tous Roshanak qui se livre.
On avait goûté, dévoré chaque plat
Quand fut du soleil retombé tout éclat.
Chacun se leva pour gagner le dépôt
Des rêves au lit trouvé pour le repos.
Le matin parut. Roshanak au réveil
Se vêtit ; la nue vêt ainsi le soleil.
Au trône elle vint. Or à son arrivée
Par Héphaïstion fut sa course entravée :
« Révérée princesse, accepte de mes vœux
Ceux que j’offre à qui je veux savoir joyeux.
Aussi apprends-moi si ton séjour te plaît.
Au cœur d’Alexandre est cet unique souhait. »
Roshanak lui tint ce discours éloquent :
« Serais-tu ce roi de couronne vacant,
Toi dont la parole est pleine de noblesse ?
Apprends que ces lieux pour plus grande richesse
Ont d’être habités par des gens généreux –
Riche ou démuni, on fait un hôte heureux
Quand à son service on met tout son pouvoir. »
Héphaïstion dit : « Il te faut le savoir :
Je ne suis mon roi, ni seulement ne mime
Un homme semblable, un cœur si magnanime.
A ton ouïe pourtant je confie son message.
Hier voyant ta danse, il crut en un présage :
Un destin soudain se ferait reconnaître
En un sentiment qui lui naît pour ton être.
Il voudrait chercher sous ta beauté ton âme
Et trouver en toi son âme faite femme.
Alexandre veut obtenir ta rencontre :
Acceptes-tu donc qu’à tes yeux il se montre ? »
Il dit. Roshanak lui fit cette réponse :
« Amour n’est pour moi qu’une pensée absconse
A la seule idée d’un homme jamais ouï
Ni vu. Quelle femme au monde se réjouit
D’un homme secret comme au creux noir d’un chasme
Un timide lion passe pour un fantasme ?
A ton roi réponds, s’il souffre un tel discours,
Que Roshanak tient en doute son amour. »
Le courrier fidèle à cela répondit :
« J’avais à mon roi ta réponse prédit.
Tes mots sont sagesse et c’est très volontiers
Que je les rapporte à son oreille entiers. »
Il dit et s’en fut. Roshanak fut servie
Par les cuisiniers en tout à son envie
Puis elle partit marcher entre les rangs
De hauts grenadiers et cyprès odorants.
Nul n’accompagnait ses pas sur la pelouse,
Homme ou confidente indiscrète et jalouse.
Or sous les rameaux que le vent serein berce,
Egalement seul, se tient un jeune Perse
Ou quelqu’un portant l’orientale vêture :
Il détient d’un Perse au moins l’exacte allure.
Assis sur le sol et voyant la princesse
Arrêter son pas que toute herbe caresse,
Il dit : « Salut, âme en toi qui s’incarna
Très habilement et de tes yeux s’orna ;
Alexandre est lui qui te fait compliment
Et te croit de tout l’effort et l’aliment.
Roshanak salut ! Salut pour tout ce jour ! »
« Un Perse fit-il jusqu'en Perse un détour,
Pris pour l'étranger ? lui dût-elle avouer.
Reçois un salut brillant comme l’été ! »
Répondant, le roi commença ce récit :
« Quel honneur est-il à te confier ceci ?
Roshanak, ta danse à quoi hier j’assistai
Ravit à jamais ce qu’en moi dévastait
Ton pas. Et c’était l’orgueil de solitude
Appris en régnant sur toute latitude.
Aujourd’hui je trouve à ton cou suspendu
Comme à ces figuiers le fruit mûr et fendu
De l’amour soudain. C’est mon aveux : je t’aime
Et voudrais savoir qu’en ton cœur est le même.
Or je dois encore en mon âme éprouver
Ma patience : il faut rechercher et trouver
Ton avis en tout ; car je veux, quel qu’il soit,
Tout ton sentiment, même s’il me déçoit.
Ne me réponds pas quand la surprise encore
En ton âme garde un jugement d’éclore ;
Aie ce jour pour mieux méditer une alliance. »
Il dit. N’eut oiseau troublé son éloquence.
Alors Roshanak répondit par ces mots
Qui firent trembler du sol jusqu’aux rameaux :
« Je connais assez la réponse à donner
A qui me veut prise et me pense étonnée.
Moi, femme captive ? Il ignore l’orgueil
De ceux qu’il soumet, lui qui viola le seuil
De l’orient béni ; tu ne sais leur fierté !
Tout ce que, naïf, tu prétends apporter
A mon peuple, à moi, qui savons tous les arts,
Chacun en reçut un jour sa juste part.
Crois-le : nous n’avons besoin d’aucun secours
Qui vienne de toi, quel que soit ton concours. »
Roshanak se tut ; elle contemplait l'homme,
Un silence armé dans le regard, mais comme
Alexandre alors inspirait pour répondre,
Elle dit encore : "Et ne vas pas confondre
Un devoir urgent avec de l'inconscience
Ou prendre un mot vrai pour de l'impertinence.
Ici j'ai ton ouïe : il ne peut hésiter
Un moment de trop, lui qui est écouté. »
Et sans demander à ce roi le congés,
Roshanak quitta les jardins ombragés.
Sans repos ni halte, allant de toute part,
Marchant avec l’heure elle erra jusque tard.
Elle ne rentra qu’au soir venu, devant
Prêter son éclat à son père devant
Quelque dignitaire. Elle se fit rincer
Les cheveux au bain ; sur des cordes pincées
jouait un air sortit d'un doigté assuré ;
Un beau vêtement pour elle mesuré
Vint couvrir son corps. Alors elle gagna
La salle embellie où plus d’un roi régna
Pour trouver son père. Alexandre arrivait,
Suivi de ses gens. Son regard s’avivait
De reflets subtils à la lueur des feux.
Quand il eut pris place, illuminé ces lieux,
Son oriental pair avança pour lui dire :
« Il nous reste, roi, tout encore à construire.
Admire à présent parmi tes visiteurs
Un joyaux de grâce investi de splendeur.
Fière est Roshanak ; pour autant sa bonté
Avec son savoir toujours lui ont dicté
Dans l’humilité son fait le plus modeste
Et bientôt peut-être une impensable geste.
Un jour devant elle, arrivé de la cour
Où tu t’établis je tins un tel discours :
‘Là d’où je reviens l’Etranger se repaît ;
Vous vouliez savoir de ce noble l’aspect,
Il est tel que tous déjà nous l’ont décrit :
Sachez qu’il est grand par la taille et l’esprit.
Son discours fait taire un homme d’expérience
Et rassemble tout de ces noms dont la science
Use pour parler d’objets et de concepts.
Je le disais grand : sa stature intercepte
Avant le plus haut des cyprès les rayons
Que répand la lune. Aux soirs où nous veillons
N’est sa profondeur. Il surpasse en beauté
Les hauts idéaux de toute société.
Si je n’ai pas vu l’effet de sa puissance,
Aux récits que j’ouïs je veux la croire immense ;
Après tout il fit s’incliner un empire
En même une vie qu’on ne peut parcourir
Tout entier.’ Ayant ma parole entendu,
Roshanak osa ce parler défendu :
‘Père, accorde-moi de rencontrer ce prince.
A bien t’écouter, son mérite n’est mince,
Aussi, que mes mots ne se perdent, épars
En un vœu brisé ; qu’un avis de ta part
Ne retienne point – colère ou dérision –
Une action future et mienne décision.
Veux-tu apprêter ma visite opportune
A ce noble ?’ Ainsi j’honorai ma fortune
Et je te viens donc de mon lointain palais,
Espérant enfin que ce motif te plaît. »
Il dit. Roshanak lève ses cils gracieux,
De même le roi sur elle met ses yeux.
Leurs regards alors s’effleurèrent. Soudain
Roshanak s’en fut sur le pas du dédain
Et laissa la pompe avec la royauté
Pour sa chambre vide et pour l’obscurité.
Pendant tout le soir, le front privé de lustre,
Elle médita. La nuit, voyeuse rustre,
Aidée de la brise écartant les rideaux,
Ne la vit dormir non plus que les oiseaux
Au matin suivant qui prenaient leur essor.
Roshanak voyant le soleil au-dehors
Et la Terre où croît l’entière humanité
S’exclama : « Combien j’aperçois de beauté
Et combien d’échos de harpes et de chants,
De flûtes encore au-delà de ces champs
Où m’appellent trop urgences et devoirs !
Ces étranges mots ! Il me tarde de voir
Un jour les pays d’où me vinrent souvent
Ces voix, ces parfums que m’apporte le vent
Et me sont toujours une excitante énigme,
Etrangers me sont un seul grand paradigme !
Est-il justifié, devant l’amour naissant,
De redouter tout ce que mon cœur pressent,
De craindre la fin, plus encore le deuil
De mon plus doux vœu, fantaisie où nul seuil
Ne saurait contraindre à ma seule nation
Un voyage écrit sans sa destination ?
Pourtant, comment croire, une fois révélé
Que mon amour est cet Alexandre ailé,
Comment redouter que m’attende pour lot
Une vie bornée aux bonheurs conjugaux ?
Je pourrais partir avec le vent du Nord...
Nous devrons dormir sous l’horizon qu’il tord ;
Il faudra franchir cette mer aux poissons !
Oui ! Enfin ! L’amour commande, obéissons ! »
Elle prit un bain où le courant s’assoit ;
Elle orna d’or son cou, se vêtit de soie
Parfumée de musc, un ouvrage certain
Choisi pour hausser la douceur de son teint.
Lorsqu’elle eut construit au meilleur son reflet,
Elle vint et dit au puissant : « S’il te plaît
De me pardonner pour ce qu’hier je te fis
En provocations, cela je le confie :
Je ne les regrette, elles touchent un roi.
Elles n’ont pourtant plus de cours devant toi.
Tu me vois obtuse aux choses de l’amour,
Désintéressée par les lois de ces cours
Qui font la musique et la voix du poète
Alors que cent faits méritent qu’on les fête
Et ne portent point la vêture d’amour.
Aujourd’hui, pourtant, d’amour j’aime l’atour.
Car voilà : je t’aime, en rougis, en suis fière
Et de ton amour je crains tout et j’espère. »
« Heureux me sais-tu, ma Dame, dit le roi,
De t’entendre ainsi t’exprimer devant moi !
N’eussé-je mépris ton départ pour de l’ire,
En naïf séduit j’aurais pris une lyre
Et serais allé sous ta chambre chanter
Une ode à ta forme, une autre à ta pensée
Et peut-être eus-tu sur les herbes jeté
Un gage précieux, ou lâché puis lancé
Jusqu’à moi tes longs, admirables cheveux.
Est-ce trop hardi de me voir y grimper
Jusqu’à tes deux longs et impossibles yeux ? »
Et la vierge dit – sur ses mots échappés,
Un doux rire prit de sa lèvre un essor :
« J’en rêve avec toi ; ce ne peut être un tort ! »
Le temps de sept jours ils demeurent ensemble
Assis côte à côte et tout leur amour tremble
En baisers nombreux comme en toute caresse,
En mots de savoir, en présents de tendresse.
Arriva bientôt l’heure de célébrer
Leur union bénie. Sous des yeux étrangers
Et perses ensemble, ils formèrent leurs vœux.
Alors les natifs confièrent cet aveux :
« Ce noble étranger, il est Perse après tout,
Puisqu’il sait chérir une âme parmi nous.
S’il nous faut un roi, lui qui veut recevoir
La couronne est digne entre tous de se voir
Prêter aujourd’hui les signes d’autrefois
Qui firent toujours le pouvoir de nos rois ! »
Sans plus un procès qu’un mariage d’amour,
On eut couronné reine et roi sur le jour
Roshanak la belle et le grand Alexandre
Et nul ne l’eut fait de ce trône descendre ;
Il fut empereur et depuis l’on chanta
Son règne assemblant sous un unique Etat
Orient, Occident, qui se laissant unir
Fondaient dans la paix un commun souvenir ;
Où règne toujours des peuples us et lois,
Depuis en chanson l’on conte ses exploits
Et l’on ouït déjà chez des peuples lointains :
« Il fit un Etat sur tout le genre humain. »
© Cédric Logue-Martin, 2021.