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La Poésie de l'Est et l'Ouest
2 avril 2021

La fable d'Erras et Lilien VII : Les justes

 

 

La reine Delfée avait l’ambition de voir s’accomplir la réunion des deux royaumes dont avait rêvé Ampard, mais elle désirait l’obtenir par d’autres moyens que la guerre. Aussi proposa-t-elle à Erras d’épouser sa fille, Offrielle, afin que leur premier enfant héritât du monde. Erras y consentit avec joie et au nom de cela, il vint à Auridir, où Delfée et sa fille avaient fui lorsque Marvère avait été prise à Orycée. Quant à Offrielle, ses seules paroles furent : « La paix du monde doit peser plus que la paix de mon cœur. Mais le souhaité-je ? » Au jour de ses noces, elle fut baignée par ses servantes et Delfée lui prodigua, sous les effigies de ses parents fameux, maints conseils quant aux devoirs d’une dame et sur l’art d’être mère, puis elle fut habillée et conduite à l’autel. Erras s’était également baigné mais nul parent ne put l’instruire en des termes rituels sur les choses de leur lignée et de leur destin.

Lorsqu’il vit Offrielle venir devant l’autel ce jour-là, digne et parée, il lui dit : « Je te vois plus belle que je ne l’ai jamais espéré en parlant de mariage. Mais tu me crains, comme tout enfant doit craindre le meurtrier de son père. Je te dis ceci : cesse de me craindre et haïs-moi, car à toi, je ne veux aucun mal. » Offrielle répondit : « Malgré mon ressentiment, je te trouve sage et mieux disposé de cœur, me semble-t-il, qu’on me l’a rapporté. » Leurs noces furent célébrées sur une colline hors des murs de la cité. Ils prononcèrent leurs serments sur le ciel, l’océan et la terre. Après cela, ils entrèrent ensemble à Marvère où un banquet fut donné. Le poète chanta. C'était ici le seul endroit où l'on racontait encore, dans les récits comme dans les pierres et les tentures, les aventures de Prados et Furane, et ce que l'on savait de la catastrophe qui divisa leurs enfants. Mais ce dernier sujet n'était pas rappelé en dehors des funérailles. Aujourd'hui, la bière était généreusement servie, la viande ne manquait pas, le pain était équitablement partagé. Le roi distribua ses richesses et fut largement loué. Tous festoyaient gaiement quand, parmi les convives, Solann se leva et dit : « Fous que nous sommes ! Nous célébrons à la table d’un traître un accord illégitime passé dans le seul but d’agrandir son pouvoir ! Je sais de quelle façon toi, Erras, t’es débarrassé de Lilien, lui pourtant qui se montra si valeureux. Est-ce ainsi que nous l’honorons ? Une telle injustice appelle réparation et elle vient bientôt. » Erras répondit : « Et moi, je connais la manière de traiter ceux qui ne respectent ma loi ni mon autorité. Tu menaces, tu condamnes un roi pour les errements de l’homme ; mais quelles que fussent les fautes de son passé, il est à présent ton souverain. Pourtant, tu fus un ami et je suis tenté de te renvoyer sauf d’où tu viens. » Mais Solann cracha et dit : « Personne ne peut tenir pour son roi un homme qui ne respecte son sang ni la volonté de son père ! Je suis né du sein de la Terre elle-même et ai été chargé par les dieux de mon devoir de Gardien à Albas, qui exige célibat et chasteté, aussitôt après que celle-ci fut bâtie : je n’ai donc connu ni parents ni épouse et n’aurai jamais d’enfant. Pour n’en avoir aucune, je sais mieux que toi de quel bien est une famille. Et ceux qui méprisent la leur, je les tiens pour indignes. » Il s’en fut sur ces mots et nul ne put les oublier ce soir-là.

Une année s’écoula durant laquelle Erras mit toute sa qualité à gouverner son royaume et Costand le seconda humblement dans cette tâche. Il parla de paix et de commerce avec ses anciens ennemis mais il mena aussi des guerres et la force de son bras fut aussi renommée que son courage et l’ardeur de son cœur ; les largesses dont il faisait preuve lorsqu’il donnait des fêtes étaient grandement louées. Il fit la justice et il s’employait à contenter toutes les parties car il voulait que son règne soit un exemple pour ses descendants au début de l’âge de paix que lui et Delfée projetaient de faire renaître. Comme pour réparer la rudesse du dernier hiver, l’été apporta de bonnes récoltes et Erras se dit que son règne commençait sous les meilleurs présages. L’automne vint et avec lui les grands vents qui fâchèrent l’océan et couchèrent l’herbe sur la plaine ; l’hiver tomba, calmant les éléments, éprouvant les hommes ; puis le printemps apporta avec lui ses promesses. Mais alors que les visages des saisons se succédaient sur le pays de Lothas, les montagnes sous l’Ombre restaient les mêmes et chaque fois qu’Erras les contemplait, il se rappelait que c’était le seul endroit où Lilien eut put se réfugier et il connaissait la honte de l’avoir abandonné. C’était la seule peine qu’il connaissait en cette époque. Or il conversait souvent avec le serpent et celui-ci savait lui remettre dans le cœur le goût du pouvoir, et lui rappeler que Lilien était un être fourbe.

Erras et Offrielle s’aimèrent et, bientôt, la reine conçut un enfant. La joie fut sur le peuple des deux royaumes et la nuit où elle devait enfanter fut célébrée par toute la ville de Marvère. Mais alors Solann revenait avec une compagnie nombreuse de guerriers qu’il était parvenu à rallier à sa cause. Ils entrèrent dans la ville sans trouver de résistance, car ce jour devait être un jour de paix et les portes de Marvère étaient ouvertes en conséquence. Solann arrêta ses hommes devant les portes closes du palais, dispersant la foule qui célébrait alors la naissance de l’enfant. « Hommes de Lothas ! leur cria-t-il. Pendant un an j’ai parcouru le royaume pour vous trouver et vous rassembler. Alors que nos frères et nos sœurs attendent un nouvel âge fondé sur un mensonge, nous sommes prêts. Aujourd’hui, l’héritier du monde naît derrière ces portes. Mais son héritage est illégitime car le roi qui règne à présent sur les hommes n’a aucun droit de siéger sur ce trône. J’ai l’espoir que le bruit de notre action sera porté par les vents jusqu’à Lilien, l’unique roi du pays, et qu’il se montrera non plus comme un vagabond mais comme le seigneur pour lequel nous nous battons. Je connais sa valeur et c’est un grand dommage pour Lothas qu’un homme aussi éminent fût écarté au profit d’un lâche, d’un voleur et d’un corrupteur. Et si Lilien ne se montre plus, alors vous aurez défendu vos lois et votre royaume et pour cela, vous serez honorés ! » Alors, et malgré son infirmité, il se lança à l’attaque du palais et, avec ses hommes, il fit céder les portes. Erras, assisté de Costand, défendit vaillamment sa demeure, mais Solann parvint à se frayer un chemin parmi les gardes jusqu’à la chambre d’Offrielle et, là, plongea sa lame dans les entrailles de la reine alitée. L’ayant suivi, Erras se jeta sur lui avec la force d’un ours et lui trancha le cou ; ainsi mourut Solann d’Albas. Mais aucune vengeance ni aucune magie ne pouvait changer le cours de cette nuit et Erras pleura sur la dépouille de son aimée jusqu’au matin. A l’aube, une servante vint lui apporter son enfant, un garçon né avant la mort d’Offrielle et que cette dernière avait fait cacher au premier assaut des rebelles. Erras nomma son fils Ardand afin que nulle main ne le touchât pour lui faire du mal, même si pour cela lui-même ne devait jamais toucher son enfant. Il mit Offrielle sur un bûcher qu’il fit brûler dans la plaine ; la fumée monta si haut, dit-on, que le monde entier sut qu’un grand malheur avait frappé Marvère : c’est ainsi que Delfée vint sur la tombe de sa fille. Elle s’affligea et courut vers les falaises du rivage d’où, priant les dieux disparus de la soulager d’une peine trop lourde, elle se jeta dans l’océan. Et les dieux l’ayant entendue la changèrent en dauphin que féconde l’écume. C’est la seule fois où l’ont rapporte qu’ils exaucèrent la prière d’un mortel depuis qu’ils ont quitté la Terre.

Pour les meurtriers de son épouse, Erras conçut un cruel châtiment. Il fit creuser un gouffre aux parois si dures et aux pierres si bien jointes que nul ne pouvait y grimper ; il fit capturer les femmes et les enfants de chacun des guerriers qui avaient rejoint Solann et les y précipita. Lorsque tous eurent péri au fond du gouffre, il jeta les hommes de Solann – qu’il avait tenu dans l’ignorance de leur sort pour éviter qu’ils ne se donnassent la mort – sur les os de leurs familles et les laissa mourir là. Depuis ce jour le peuple se divisa entre ceux qui ne voulaient plus d’Erras comme roi et ceux qui le soutenaient encore, moins par loyauté que par peur, dit-on, et la guerre commença de déchirer le sein du royaume. A cela, Erras ne fit rien ; s’il ne se souciait plus de la paix, c’est que son cœur ne la connaissait plus.

 

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