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La Poésie de l'Est et l'Ouest
6 avril 2021

La fable d'Erras et Lilien IX : La mort des rois de l'Hiver

 

 

L’Ombre s’épanchait sur les montagnes et Lilien voyait toujours la même saison de ténèbres étendue sous le ciel. Il avait investi l’Ombre de sa pensée, exploré le domaine sur lequel elle s’étendait et contemplé la fuite de la lumière sous elle ; ce qu’elle n’avait pas encore touché, c’était les oiseaux qui lui en parlaient. Il s’était mis à haïr toutes choses et tout être qui lui étaient connus, mais sa pensée toute entière était tournée vers un roi des vivants, vers ce frère qui l’avait trahi, humilié et banni de l’humanité. Pourtant il ne pouvait rien faire pour accomplir sa vengeance car il aimait trop l’Ombre pour trouver le courage de s’en éloigner. Un jour, un épervier lui apprit que l’Ombre n’avait put franchir les murs de Corcoda et, en effet, la ville restait hors de sa vision. Cela parut si prodigieux à Lilien qu’il résolut d’aller voir quel pouvoir était à l’œuvre en cette cité que l’on disait égale à Albas au temps où les dieux l’habitaient encore. Il leva un cheval mort depuis longtemps et l’Ombre servit de chair et de tendon là où ils manquaient ; puis il chevaucha jusqu’à la cité et, prenant la forme d’un vieillard, il se présenta aux portes qui lui furent aussitôt ouvertes. Ayant trompé le Gardien, il fut reçu au palais d’Éverrand et feignit de quêter quelque avis de la part de ce seigneur. « Quel pouvoir protège ta ville de l’Ombre que tous craignent ? dit-il. Est-il sûr ? Car j’ai moi-même très peur de cette Ombre sans nature. » Sur le siège du seigneur était assis un Corbeau et Éverrand avisa Lilien de s’adresser à lui. « Quels sont tes pouvoirs et tes faits, Corbeau ? demanda Lilien. Comment es-tu devenu le conseiller du Seigneur Errant ? Car son conte est connu mais nul ne sait comment il se termine. » Le Corbeau répondit : « Toi qui te prétends vieillard innocent mais n’est que le plus redoutable des hommes, entends ce que tu désires savoir : Après avoir erré à la poursuite du loup Orès durant d’innombrables lunes, Éverrand devint fou et oublia sa promesse de vengeance ; il se mit alors à errer comme une bête dans la forêt. Un jour, il me trouva, car j’avais fui Albas au départ de mes maîtres les dieux et, poussé par la faim, il me frappa de la hampe brisée de sa lance – c’était la seule arme dont il se servait car son épée qu’il destinait au meurtre d’Orès avait rouillé dans son fourreau. Or nul ne peut me tuer ainsi car je suis d’essence divine. Alors je lui parlai et lui rendis la raison. « Toi, seigneur sans monture que la vengeance a déchu, dis-je, pourquoi m’as-tu frappé, moi dont la chair n’est d’aucune saveur ? Le savoir n’a pas bon goût pour ceux qui poursuivent un but aveugle. » Alors il me reconnut et se repentit de m’avoir frappé. Il me demanda ce que je faisais si loin d’Albas. « Les dieux ont quitté le monde, lui dis-je, et dans leur sagesse ils m’ont laissé derrière eux car le savoir de la Terre n’est d’aucun service dans les cieux. Mais toi tu m’as frappé et cela demande compensation. » Éverrand dit : « Demande-moi ce que tu voudras, Corbeau, car je suis las de la vaine vengeance. Mais j’espère que tu as le pouvoir de me défaire d’un serment. » D’un mot, je le déchargeai de son vœu de vengeance. Puis je lui dis ma volonté : je voulais voir mon savoir de nouveau mis au service de quelque œuvre et c’est ainsi qu’Éverrand revint régner sur Corcoda et que, suivant mes plans, il éleva la gloire de sa cité jusqu’à l’égal de celle d’Albas. Grâce à ma science, il sait en garder les murs de la corruption de ton Ombre. Mais je sais que disparaîtra tout ce que j’ai bâti par plaisir.

« Saches que je fus l’animal de compagnie d’une déesse. Le savoir des dieux s’est écoulé dans mon oreille depuis la naissance du monde. Je connais la langue des hommes et celles du vent et de l’océan. Je sais d’où viennent les vagues qui s’échouent sur le rivage, je sais de quoi est fait le ciel au-dessus des nuages et, de ce qui se cache dans le sein de la Terre, rien ne m’est inconnu. De toutes les affaires des hommes et des dieux, très peu ne sont jamais arrivées jusqu’à mon oreille. Et je sais ton destin. Tu ignores qu’au jour où les dieux ont quitté la Terre, sur le pas de l’arc-en-ciel, Océan demanda à Tempête si Énèque serait finalement puni ; à cela, Tempête répondit : « Énèque sera puni, car que ne pouvons-nous accomplir ? » Car voici la vérité, seigneur : tu es l’instrument du destin qui fera disparaître la lignée d’Énèque, lui qui causa l’oubli des dieux ; tel est son châtiment. Pour cela tu ne peux être roi sur les hommes comme ton cœur le désire. Les homme-loup ont un roi ; un roi règne déjà sur Lothas et si Orycée n’a plus de reine, un prince de Lothas est venu qui les unira de nouveau. Nulle part, tu n’as la place d’un roi. »

A la nouvelle qu’Erras avait eu un fils qui hériterait du monde, Lilien fut prit de colère. Il quitta son déguisement et exigea d’Éverrand une des excellentes épées d’or que seuls les artisans de Corcoda savaient encore forger. Cependant, le seigneur lui apprit que le serpent qui avait pillé Corcoda avait emporté toutes les épées d’or. Lilien partit donc sur son cheval trouver l’antre du serpent et l’Ombre lui donna la force de faire rouler le rocher qui condamnait la caverne. Là, il s’empara d’une des épées. Puis il envoya l’épervier, son courrier, accomplir son dessein et l’oiseau s’envola pour Marvère. Parvenu au palais du roi, il vint au-dessus du berceau du prince Ardand, le saisit et l’emporta. Erras fut réveillé par les pleurs de son enfant. Il voulut venir à son secours mais lorsqu’il fut près de lui, il ne put toucher Ardand ; il laissa l’oiseau l’emporter et le regarda lâcher son fils au-dessus de l’océan. Alors il tomba à genoux et resta ainsi.

Ce fut Costand qui le trouva et c’est à lui qu’Erras demanda le pouvoir de se venger. Costand vint auprès des homme-loup retenus captifs dans les geôles de Marvère. Il leur commanda de fabriquer un instrument capable de montrer tout endroit du monde, contre quoi il leur promit la liberté. Les homme-loup conçurent un miroir doté de ce pouvoir et Costand leur donna en échange un vaisseau et des vivres afin qu’ils retournassent vers leur pays, où ils furent changés en hommes au jour où le loup vint. Costand porta le miroir à Erras ; celui-ci s’éveilla de sa pâmoison et contempla la surface d’argent ; il y vit Lilien qui siégeait à Albas, l’épervier perché sur le trône comme en matière de défi. Alors il s’habilla, s’arma et attendit devant son palais que le serpent revînt de sa chasse. A Costand il dit ceci : « Si je suis toujours en vie demain, plus rien ne m’appellera à Lothas. Je préfère les solitudes des montagnes vierges à cette humanité qui m’a défié et vaincu, quels que fussent mes coups contre elle. Je te confie cette épée de roi que je ne saurais souiller du sang de mon propre frère et je le tuerai avec une lame sans nom. A présent, je te libère de ton serment. Tu l’as observé avec honneur. » Costand dit : « Quel honneur y avait-t-il à ce que je vive encore si ce n’était que pour armer le bras d’un homme contre d’autres ? Quel mal et quel bien sortiront de mes actes, je ne le sais et il n’est rien que je ne puisse prévoir, moi qui n’étais plus que l’ombre sans fierté que les puissants m’avaient destiné à être. Maintenant, tu me libères et je ne sais ce qu’il me reste à accomplir ; j’ai longtemps été un guerrier mais je comprends à présent que les guerres des hommes ont besoin d’hommes de paix. » A ce moment le serpent parut, portant entre ses griffes une carcasse de cerf qu’il dût abandonner lorsque Erras le monta et lui fit prendre son envol.

Désertée de tout éclat, Albas s’élevait comme une stèle ruinée dont les noms glorieux étaient déjà oubliés ; clairvoyant celui qui eut reconnu la célèbre Tour blanche d’autrefois tant elle était vide, misérable, et ses pierres noircies de souillures. Erras parvint au sommet de la cité. Il laissa le serpent dans les jardins dessechés et entra dans le palais. Là, Lilien l’attendait. Ils se défièrent mais aucune de leurs insultes n’était aussi amère que leurs larmes. Ils se jetèrent l’un sur l’autre et s’affrontèrent. Lilien fut le plus fort et Erras fuit pour remonter sur sa monture. A ce moment, Lilien sortit du palais et montra son épée au serpent, et le serpent rit : son trésor n’était plus entier, leur pacte était donc brisé. Alors il tenta de jeter Erras à terre et ce dernier perça l’œil restant de la bête avec son épée. Mais le monstre aveuglé prit son essor, jeta Erras dans la vallée et s’en fut enfin au-delà des montagnes. Voyant cela, Lilien sortit de la ville pour chercher Erras ; il le trouva échoué sur la berge de la rivière, encore en vie mais le corps brisé, et Lilien se tint au-dessus de lui pour le railler. Mais Erras porta un dernier coup et Lilien ne put le parer car son épée, ébréchée dans leur combat, se brisa ; la lame d’Erras se ficha dans son ventre et y resta. Il mourut ici près de son frère et c’est ainsi que périrent les derniers rois de la dynastie de Prados.

 

© Cédric Logue-Martin, 2021.

 

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