Chant II : Aux Affligés
Alexandre avait tout autour de la mer,
Fort plus étendu que sous le ciel l’hiver,
Mis un joug puissant assuré par la crainte
Un jour devant lui d’être sujet de plainte.
Il avait soumis les villes, la campagne
Et pris le désert, la côte et la montagne.
A cette nouvelle et dans l’encre du soir,
Dara écrivait, vaincu par le devoir :
« Conquérant qui vas plus lourd que la tempête
Et qui prends le monde au bruit de ton trompette,
En ce jour fais halte ; accepte de connaître
Un désir royal coulé dans une lettre :
Il faut pour un roi parfois laisser l’honneur
S’il veut assurer que règne le bonheur
Chez les innocents dont il a la confiance ;
Il gagne autrement pour prime leur défiance.
Et si la défiance encore est le seul prix
D’un pari risqué, d’un arrêt incompris,
Sans même laisser m’effleurer le regret
Je veux l’accepter. Quel vrai roi n'y est prêt ?
Un remède n’est, si pénible soit-il,
Pas pire que tout ce qui le rend utile
Et moi, Roi des rois qui règnent sur la Perse,
A renfort de pleurs sur la plaie je le verse.
Alors Alexandre, arrête tes armées :
Mes terres bénies ne te sont plus fermées.
Considère tiens le pays qui tomba
Dans l’épreuve amère à l’heure du combat,
Que nul, désormais, n’ignore ta grandeur ;
Quant à moi, je suis ton humble serviteur. »
Ainsi voulait-il par son cœur humilié
Gagner pour les siens une neuve amitié.
Un courrier choisi pour aller la remettre
Aussitôt reçut la charge de la lettre.
Au pas d’un cheval il s’en fut, solitaire,
A travers la plaine, au loisir de se taire.
Il voit au matin les tentes d’Alexandre ;
Au gré des hasards qui vinrent les répandre,
En place de sable elles font le désert.
Là, le bronze mime au moyen de lumière,
Echoués sur la Terre où cesse leur parcours,
Les astres filants. L’homme dit alentour :
« Menez-moi au chef qui guida jusqu’en Perse
Autant de guerriers : Dara veut son commerce. »
On le conduisit au royal pavillon
Pareil au lapis parmi les gravillons.
A l’ombre siégeait ce roi des étrangers,
Comme autour de lui l’univers arrangé.
Alexandre dit : « Si tu le veux, reçois
Avec le vin doux les bons mots que perçoit
Un homme efficace avant même un salaire. »
Et le courrier but d’une coupe solaire
Un breuvage noir comme un rubis serti.
Or le roi lisait les mots du repenti
Puis dicta : « Rapporte à ce roi de l’orient :
‘Fortuné Dara, tu vins en me priant
Tantôt d’accepter avec ta soumission
La paix pour les tiens ; loin de la perdition
Par un sage choix tu guides ton empire
Et tu es couvert de la grâce qu’inspire
Une action si grande où tu te vois réduit.
Quant à ton présent, j’en suis déjà séduit :
Voici la beauté des pays de l’orient !
Austère figure où des sons si riants
Réjouissent l’oreille – inconnu réconfort !
De curieux parfums, impalpables trésors,
Et d’étranges mets avec d’étranges tons
Font la symphonie qu’en l’air nous ressentons ;
C’est donc la beauté des pays de l’orient !’ »
Il disait cela sous le zénith brillant.
Le courrier reçut le droit de séjourner
Au camp d’Alexandre. Or pour rien détourné,
Cet homme zélé voulait voir approcher
De sa fin sa tâche avec sa chevauchée.
Pour Dara son roi, chargé de ce crédit,
Il voyagea donc de midi à midi.
Il fendit la ville et, descendu de selle,
Il dédaigna l’eau, la viande avec le sel,
Tout bienfait qu’on offre au voyageur lassé
Et dans le palais entra sans s’annoncer ;
Venu sous le trône, avant titre et louange
Au roi déclara : « La fin de ton échange
Arrive avec moi ; voici scellé ton pacte. »
Et rapporta tout de sa mémoire exacte –
Il n’y aurait rien ajouté ni déduit.
A ces mots Dara s’affligea : « Aujourd’hui
Je cède mon trône à qui le réclama ;
Je sers l’étranger contre moi qui s’arma.
Si l’apprend mon frère ou d’un mot le devine,
Il arrêtera le coup que je dessine –
Il ne craindrait point même un roi qui se fâche ;
Agissons alors avant qu’il ne le sache.
Ancêtres, fermez à ma honte vos yeux !
Loin de moi, tournez vos faces vers des lieux
Où trouver, sans doute, un spectacle plus digne,
En quelque horizon ou sous sa courbe ligne ! »
Ayant dit, Dara descendit de son siège
Et baisa la terre où l’os se désagrège.
On fit amener pour lui ses conseillers.
Mahyar était l’un, Janushyar le dernier.
Ils venaient bientôt devant le souverain,
Présentant leurs vœux : « Que ton cœur soit serein :
Tu es notre roi, sur nous tous le plus grand,
Et nous t’exauçons – noble et gueux, tous servants. »
Ainsi louaient-ils le roi de leurs contrées.
Dara s’exprima : « Vous ici qui entrez,
Je veux partager la nouvelle d’un mal :
Le voici qui va comme un vent vespéral,
Le dernier jour perse au nom de ses enfants
Car notre ennemi sur tous est triomphant ;
Sa route n’a pas de mesure en distance ;
Il la compte en faits qui marquent sa puissance.
Or voyant qu’à rien ne sert de résister
Tant qu’à sacrifier des hommes déroutés,
Je lui proposai ce pacte regrettable :
Il reçoit de moi mon trône vénérable,
En retour chez nous il étendra la paix.
J’irai dès demain hors de nos murs épais
Céder ma couronne et remettre mon arme.
Informez le peuple et s’il verse une larme,
Oui, qu’il sache au moins toute cause authentique
Et point ne regrette une grandeur antique :
Un âge est perdu comme va la saison ;
Qu’au moins deuil en paix soit neuve floraison. »
Aux soupirs du roi, devant ses graves pleurs,
Ses vieux conseillers déclarèrent en chœur :
« Nous sommes tes fils, la Perse est notre mère
Au sein débordant de grâce et de lumière.
A cet étranger apprends à révérer
Son doux front, ses mains – dures mais adorées. »
Ainsi parlaient-ils en un ton moins soucieux
Que n’étaient leurs yeux. Or restaient silencieux
Avec Janushyar Mahyar entre leurs pairs.
Le conseil tenu, chacun au saphir clair
Du soir s’en retourne et Janushyar dans l’heure
Emmène Mahyar vers sa haute demeure.
Il l’arrête enfin au secret d’une porte.
En premier, Mahyar ainsi parle et l’exhorte :
« Est-ce le pouvoir d’un régnant sur la Perse ?
A tout conquérant céder route et traverse
Et finalement livrer de sa grandeur
Ce qu’il épargna, ce lâche sans ardeur ?
Il faut l’empêcher, même au prix d’un cadavre,
Et sitôt pousser l’étranger vers le havre.
Alors seulement nos champs seront gardés
De qui prend déjà ce qui n'est à céder. »
Il dit. Janushyar répondit : « Dans l’horreur
J’entendis ce lâche exprimer sa terreur ;
Il veut nous trahir, invoquant la sagesse,
Alors qu’il ne peut nous cacher sa faiblesse.
Assieds-toi, Mahyar, et décide avec moi
Quoi donc accomplir contre un décret de roi. »
Et toute la nuit ils restèrent assis,
Pensifs jusqu’à l’heure où le ciel s’éclaircit.
Le soleil n’avait sur les champs d’oliviers
Pas encore point. Dans l’onde des viviers
Clairs et frémissants, le vent jetait les grains
De sables levés en des pays lointains.
Janushyar, Mahyar, quittèrent leur assise
Et, tels les vautours de leur proie déjà prise,
Approchaient du roi devant le haut palais.
Ainsi virent-ils alors qui s’assemblait
La grande armée perse. Au rythme de tambours
Comme décomptant une marche à rebours
S’ébranla bientôt la masse des soldats.
Précédée du roi, cette armée parada
Par la grande rue jusqu’aux portes fermées.
La foule suivait, par ce bruit alarmée.
S’approchant à pied du cheval de Dara,
Dans un souffle sûr Janushyar déclara :
« Si tu le permets, un mot, mon souverain :
Pour te présenter à ce conquérant craint
Ne prends avec toi qu’un homme de sagesse,
Abandonne ici tout signe de hardiesse ;
Aie donc pour seul plan toute simplicité,
Veuille t’habiller de sobre humilité.
Tu veux sa clémence : ainsi tu l’obtiendras. »
Il dit, et Mahyar à son tour assura :
« Mon roi, nous venons t’offrir notre soutient.
Nul travail plus grave ici ne nous retient. »
Dara répondit : « Sans honte je l’avoue,
Mes chers conseillers, des hommes tels que vous
Font un roi plus grand qu’il ne l’est par lui-même.
Allons donc tous trois avec le vent qui sème
Aigrettes et sable. » Pour eux sortis du clos,
Trois blancs étalons partirent au galop,
Défiant le tonnerre. A la moitié du jour,
Quand il n’y eut plus que désert alentour,
Janushyar brandit une dague d’acier,
D’un coup en frappa le royal cavalier.
Par le sang l’éclat fut terni du métal
Qui jeta, statue chue de son piédestal,
Le roi sur la terre et fit trembler le monde ‒
En Chine, est-il dit, on en ressentit l’onde.
A ses pieds, Mahyar, souillés de sang saisit
La massue des rois, la couronne rosie,
Puis il remonta sur sa selle dorée.
Les deux conseillers atteignirent l’orée
Du camp où veillaient les soldats étrangers.
On vint accueillir ces nouveaux messagers,
Avec mets et vin combler ces voyageurs
Et leur rendre dus à leur rang les honneurs.
L’abri d’une tente accueillit leur traîtrise
Avec les trophées de leur triste entreprise,
A l’heure où le jour s’écoule sous la nuit
Comme l’onde au fond de la clepsydre fuit.
Là le roi daigna enfin leur apparaître
En son trône et dit : « Je pensais reconnaître
Avec vous Dara, maître de votre empire.
Est-il une cause impossible à prédire
Au nom de laquelle il cache sa présence ?
Est-ce par pudeur ? Ou est-il en souffrance ?
Amis, répondez sans mensonge ou détour. »
Et les conseillers lui tinrent ce discours :
« Roi des étrangers, nous t’offrons un présent :
En ton nom Dara sur la terre est gisant.
Voici sa couronne et la lourde massue
De Darab son père autrefois qu’il reçut.
Nous ne l’ignorons : tu veux pour ton pays
Vengeance d’un fait impunément vieilli ;
Nous nous souviendrons que tu vengeais tes gens
D’avoir dû souffrir de perses contingents.
A présent qu’enfin ton adversaire est mort,
Roi, retourne-t-en, détourne ton effort
De notre pays, au-delà du détroit,
Loin de ce rivage où l’enfant perse croît. »
Mahyar poursuivit : « Il sait ce pays fier
Parmi les plus grands, celui qui le conquiert. »
Janushyar encore : « Entends, c’est la raison
Qui nous fait jeter loin de nos horizons,
Sans égards, sans crainte et sur tant de passion,
Ton peuple violent avec ses prétentions. »
Ils dirent. Le roi, demeuré silencieux,
Gémit en baisant les insignes précieux ;
Il fit apporter aux hôtes étonnés
Une coupe si bellement façonnée
Que l’or et l’argent et les joyaux parfaits
Dont elle était pleine y paraissaient surfaits.
« Dites, s’enquit-il, si cela semble un prix
Juste pour un meurtre, ou me suis-je mépris ? »
Immobiles, cois, le cœur émerveillé
Se tinrent les fous justement terrifiés.
Le roi dit aussi : « Dara, pardonne-moi !
Tu étais trahi et j’accusais ta foi !
Que ces deux impies soient saisis à l’instant !
Moi je pars trouver, je l’espère vivant,
Dara délaissé dans ce vaste désert. »
On mit sans délai de lourds anneaux de fer
Aux cous, aux poignets des hôtes ; Alexandre
A cru, empoignant le crin et sans attendre
Enfourche le bon et puissant Bucéphale ;
A son seul galop au vent même il s’égale
Et sème la suite en hâte dépêchée
Pour garder le roi durant sa chevauchée.
Il trouva Dara respirant sur le sol,
Son habit royal entaché jusqu’au col
Du sang que le creux de l’âpre hémorragie
Comme sur la braise épanchait sur sa vie.
Alexandre vint au côté du mourant,
Le prit sur son bras et lui dit en pleurant :
« L’amère fortune ignore toute usure :
En ce jour frappa ce malheur sans mesure !
Alexandre est l’homme aujourd’hui qui te pleure
Et te reconduis vers tes gens, ta demeure. »
Et Dara gisant sur ses ors et le sang
Aussitôt parla dans un souffle pressant :
« Me voici couché sur la terre vorace
Et tel tout défunt dépouillé de ma grâce.
Ecoute, mon roi, d’un mourant la prière,
Aujourd’hui reçois ma parole dernière.
Il reste un traité qu’il nous faut respecter :
Contre ma couronne une paix méritée.
Je n’ai plus de honte à te céder mon trône ;
Obtiens-y ta place, y refais l’heure et l’aune.
Accorde pourtant à mes nobles parents
D’avoir ma dépouille, et contre un roi errant
Prodigue à mon peuple un souverain chanceux. »
A ces derniers mots, Dara ferma les yeux.
Le corps ramené du roi sur un brancard
Au camp fut couvert d’un excellent brocard –
On avait rincé les plaies à l’eau de rose
Et de camphre enduit cette dépouille, enclose
Enfin dans sa bière. Alexandre jeta
Son manteau royal, de poussière gâta
Sa couronne d’or. Son camp fut démonté,
Toute son armée levée pour escorter
Dara dans les pleurs.
Au-dessus des vallées,
Des bergers veillaient avec leurs chiens zélés
Sur de grands troupeaux de chèvres, de béliers
Qui broutaient des monts les verdoyants colliers.
Comme d’un volcan sort une obscure haleine,
Ils virent monter du milieu de la plaine
Une ocre poussière, opaque et répandue ;
Du désert aux champs s’était-elle étendue.
Qu’était-ce ? Un troupeau regagnait-il la ville ?
Un convoi marchand recherchait-il asile ?
Enfin, quoiqu’il pût au loin se dérouler,
Ils devaient encore avec leurs chiens zélés
Guider leurs troupeaux de chèvres et brebis
Qui broutaient des monts les ondoyants habits.
Le roi fut conduit à Estakhr, cette ville
Où vivaient, tenus d'y passer leur exil
Sa mère, son frère et tous ses conseillers
Distingués par l’âge ou du moins le métier
De lire le ciel. Ici donc on l’emporte.
Etant seul venu devant la haute porte,
Alexandre à pied dit aux hôtes des lieux :
« Vous qui foulez l’herbe et déchiffrez les cieux
Du pays, je suis Alexandre portant
Avec ce cercueil message dévastant :
Mort est votre roi. Mon œuvre n’y fit rien ;
Il mourut des coups d’hommes parmi les siens.
Je dis vrai ; assez l’Histoire nous l’apprend,
Il n’est de sûr lien pas même entre parents.
J’apporte aujourd’hui ces ministres sans foi
Pour vous les livrer avec le corps du roi. »
Clair comme en un mot le deuil qu’elle dénote,
Une trompe en l’air fait voler une note.
Aussitôt la ville aux remparts accourut.
L'étranger trouva que chacun l’avait cru
Lorsque s’écarta la porte devant lui,
La foule endeuillée pressée derrière l’huis
Pour se lamenter, chanter une prière.
Arrivait Dastan, du roi l’unique frère.
En fils dévolu, point qu’elle n’achoppât,
Il guidait le pied et soutenait le pas
De sa vieille mère : avec la vie d’un fils
Tout l’avait quittée, l’expression, l’artifice,
Et de la parole art et intelligence.
Et Dastan semblait avoir perdu le sens,
Entre tous pleurant, se griffant la poitrine
Et de ses bijoux jetant jais et citrine.
Il criait ces mots taillés dans la douleur :
« Va-t-en, conquérant ! Toi seul fis nos malheurs !
Pour la fin du roi, tu mérites la mort ;
Pour l’avoir trompé châtiment pis encore !
On m’apprit tantôt l’irréfléchi projet
Où Dara, encore avant-hier, t’engageait :
Avec tes soldats tu nous vins réclamer
Nos terres, nos toits et te veux acclamé ?
Des Perses aucun ne souffrira l’outrage ;
Ils ont trop de cœur pour fuir devant l’orage,
Et cela fait part de toute leur histoire,
Un récit sans fin qui souligne leur gloire
Et mériterait la forme d’un poème
Ainsi que l’on orne avec argent et gemme
Un bras adoré. Un homme de talent,
Certes je le crois, sacrifiera le temps
D’une entière vie à mettre perfection
Dans ce monument, de telle confection
Qu’il vivra toujours. Je ne peux accepter
Qu’un jour ton histoire y soit aussi contée
Car d’un tel récit je connais l’ouverture ;
Amis, entendez cette horrible aventure :
© Cédric Logue-Martin, 2021.